Atelier L’aiR Nu : à l’écart

Les Nuits de Strasbourg, d’Assia Djebar, lu par Emilie Albert et Nadège Adam

mercredi 6 avril 2016

Je ne connais pas votre ville ; pourtant, je n’y suis pas encore l’étrangère. Pas encore.
Notre première rencontre, à Paris. Ces derniers mois, très régulièrement, toutes vos lettres postées de Strasbourg. Je vous lis, le cœur en suspens ; peu après, comme à présent, je vous parle tandis que je marche, je vous parle en moi. Ce que je devrais vous dire, ce que je vous dirai, ce que je n’oserai pas, au dernier moment, laisser échapper, ce que vous répondrez, à mes aveux, à mes silences.
(…)
(Strasbourg) Est-elle vraiment votre ville ? Avez-vous passé votre jeunesse dans ces rues étroites, fraîches et sombres que je parcours à présent : la rue des Pucelles, la rue du Ciel, la rue de l’Ail ?... « Votre jeunesse » : vais-je prononcer ces mots ? Comment cacher le fait que, dès notre premier face à face, de vous savoir de vingt ans au moins (ou vingt-cinq) plus âgé que moi, j’ai pensé avec une douceur mélancolique : « il est presque vieux » (…).
Avez-vous été enfant ici ? Ou dans un village proche ? Ne serait-ce pas votre adolescence plutôt que je voudrais vous entendre vous remémorer ? Je sais que vous avez été étudiant à l’université ici, vous l’avez évoqué par hasard à Paris, vous avez parlé « d’un retour de l’université alsacienne de Clermont-Ferrand à Strasbourg, après la guerre ». Je n’ai pas compris, mais je n’ai rien demandé... Vous interroger maintenant, je serais mue par une curiosité qui vous semblerait banale. Atténuer le fait que vous me devancez tellement « sur le chemin de la vie » et que j’en éprouve un sentiment ambigu d’attirance et de nostalgie.
(…)
Les rues de Strasbourg, juste avant l’aube. Je n’ai pas dormi dans le train de nuit : la couhette de seconde classe s’avérait inconfortable. Le taxi à cinq heures du matin. Le brouillard sur les quais le long de l’Ill, et la moire grise de l’eau. La nuit glissait à l’horizon, tardait à disparaître d’un coup, sa chevelure s’effilochait au-dessus des toits de tuile en pente si basse... Une douceur, celle d’un calfeutrement, enrobait cette architecture que je découvrais pour la première fois.
A peine ma valise posée dans la chambre d’hôtel, je sors, je marche. Savez-vous (je vous parle), puisque notre rendez-vous n’est fixé que pour le dîner (…) ; vite connaître Strasbourg sans les gens, puisque ce devait être sans vous ! Contempler les pierres, les statues qui se mettent, elles, à me dévisager, les places où les églises me paraissent des trônes géants figés devant moi, l’intruse. J’évite, pour l’instant, la cathédrale.
- Pourquoi, me diriez-vous (car je vous décrirai, c’est sûr, ce soir ou demain, ma navigation dans ce désert), pourquoi recherchez-vous les rues dépeuplées ?

Les nuits de Strasbourg, d’Assia Djebar, lu par Émilie Albert puis Nadège Adam