Atelier L’aiR Nu : à l’écart

Le Bloc-note du Désordre, de Philippe de Jonckheere, lu par Joachim Séné

mercredi 6 avril 2016

C’était assez simple.
Fermer les portes de l’écluse.
Attacher la corde du bateau à la bitte d’amarrage.
Ouvrir les vannes en grand pour les grands bateaux, à mi hauteur pour les petits bateaux. Attendre la mise à niveau, ouvrir les portes du haut.
Pour les bateaux arrivant de l’amont quand l’écluse, le sas, était vide, il fallait faire patienter, remplir le sas, ouvrir les portes de l’amont, attacher le bateau, les péniches qui remplissaient entièrement l’écluse étaient dispensées de s’amarrer, d’ailleurs les bateliers faisaient en général peu de cas de nous et ils n’étaient pas à contredire. Vider l’écluse. Puis ouvrir les portes du bas.
Les vannes s’ouvraient à l’aide d’une manivelle et la trombe d’eau qu’elles libéraient était jubilatoire. Les lourdes portes s’ouvraient et se fermaient à l’aide d’un ample balancier qui actionnait une savante démultiplication du mouvement.

Le canal était parallèle à une petite rivière au courant vigoureux. De l’autre côté une pente douce était souvent sillonnée par des tracteurs.

J’avais à ma disposition une petite maison de deux pièces, entièrement vide, les murs mangés par un épouvantable papier jauni aux nombreux passages de champignons verdâtres. Au sol des tomettes. Du camping amélioré.

Mais j’étais heureux. C’est ce dont je me souviens le plus. J’étais heureux. Une nuit j’ai été dérangé par des rôdeurs mais qui ont semble-t-il eu plus peur que moi et ont déguerpi, je me demandais bien ce qu’ils pouvaient venir chercher dans un tel désert. Je l’ai signalé lorsque l’ingénieur est venu faire sa ronde. Il m’a aboyé qu’il fallait que je le signale aux gendarmes de Saint-Vinnemer. Les gendarmes, je ne sais pas pourquoi, mes bonnes manières, ma politesse ?, m’ont pris d’affection et sont venus me chercher souvent le soir pour m’emmener chez leur ami apiculteur où nous buvions de l’hydromel plus que de raison. Nous repartions de chez l’apiculteur, noirs, et je n’en menais pas large à l’arrière de l’estafette de gendarmerie tant le chemin de halage était étroit, certain de finir avec les deux gendarmes dans le bief, nous arrivions malgré tout à bon port, à l’écluse, le même miracle ayant lieu tous les soirs à la même heure, les nuits du mois d’août 1984.
(...)
Quand je suis arrivé cet après-midi sur le chemin du retour d’Autun à l’écluse, j’étais très ému. J’ai été impressionné par la précision de mon souvenir visuel des lieux. Sauf pour une chose, la longueur et l’étroitesse de l’écluse. Dans mon souvenir, elle n’était pas aussi longue. Et pourtant, de cet été, j’ai toujours su qu’une écluse fait 39 mètres de long parce qu’une péniche fait 38 mètres cinquante de long et que pour fermer les portes derrière une péniche il faut toujours attendre que le batelier ait rabattu son gouvernail entièrement.

Je me souviens qu’un matin je fus réveillé de très bonne heure par la corne d’une péniche qui était entrée dans l’écluse. En ouvrant la porte de la petite maison, j’avais été subjugué par cette péniche qui barrait l’horizon. Il faisait frais et il y avait du brouillard comme en hiver. Pendant que l’écluse se vidait, le batelier me proposa un peu de son café. Que je bus pieds nus dans l’herbe humide, les doigts se brûlant sur le bol en pyrex, le batelier et moi n’échangeâmes aucune parole si ce n’est mon merci qui venait du cœur. C’était mon plus beau café. J’étais heureux. Dans le brouillard.

C’était cela que je suis venu revoir. Et de nouveau me penchant au dessus du pont, vingt et un ans plus tard, contemplant le bief en aval, j’ai compris que c’était dans cette écluse que j’avais vécu les derniers moments de mon enfance. En septembre le travail de nuit et en décembre le service militaire m’ont fait basculer d’un seul coup dans un autre monde. Comme si j’étais passé d’un bief à l’autre.

Gardien d’écluse à dix-neuf ans, de Philippe de Jonckheere, lu par Joachim Séné

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