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Le pigeon, la ville et la carte, deuxième épisode

lundi 2 mars 2020, par Anne Savelli

Voici le texte que j’ai écrit pour Le manque d’espace, le projet de Lya Garcia, inspiré par son pigeon en laine. Il peut être vu comme une prolongation, ou un chapitre supplémentaire, de mon livre Saint-Germain-en-Laye, dans lequel on découvre la vie quotidienne d’une mère et sa fille dans les années 70. Elles habitent dans le centre-ville, au dernier étage d’un immeuble situé face à l’école primaire.

Comme nous le verrons dans les épisodes suivants, ce texte a été utilisé deux fois en atelier avec les CM2 du lycée international : la première fois, lors d’une séance destinée à intégrer les élèves au projet Le Manque d’espace, la seconde fois avec la danseuse Magali Albespy.

À noter : les lecteurs de "Saint-Germain-en-Laye" savent que la mère prenait le RER A pour se rendre au travail chaque matin. Ceux qui ont lu "Décor Daguerre" se souviennent peut-être que par moments, elle travaillait également à domicile.

Vues aériennes

Je vous regarde, toi et ta mère, quand vous ne faites pas attention. Le soleil se lève, frappe la vitre. S’il fait beau, les éclats se propagent, chambre, chambre, salle à manger, cuisine, ils m’aveuglent un peu. Mais si c’est l’hiver, qu’il fait nuit encore, le matin je vous surveille de profil. Toi, tu pars pour l’école. Elle, je la vois quitter la cuisine, emporter une tasse de café. Elle s’assoit dans sa chambre devant une large planche tandis que tu descends l’escalier, trois étages, cloc cloc cloc, en bottines ou baskets – enfin, je l’imagine car je t’ai perdue de vue : est-ce que par hasard, pendant quelques secondes, tu pourrais t’envoler ? Tu deviens un petit point, tête blonde, qui ouvre la porte de l’immeuble. Tu deviens un bonnet qui longe le trottoir, une cagoule, une capuche, des cheveux qui traversent et entrent dans la cour – c’est pratique, cette école en face. Elle, elle allume la radio, va vérifier son matériel. Parfois elle te regarde aussi, penchée par la fenêtre ouverte. Je me recule alors, me cache sous une tuile dans mon nid de l’école. Plus tard, quand je me pose sur sa gouttière, je la retrouve devant la planche – c’est évidemment son bureau. Chaque jour, ce rituel. Elle plonge les yeux dans un instrument très bizarre, une sorte de lunettes-loupes. Qu’est-ce qu’elle fait sous sa frange noire ? Je la vois relever la tête, choisir un porte-plume, une sorte de grattoir. Elle délaisse les lunettes-loupes, installe devant elle une grande carte plate, transparente, sans pliure, un calque je dirais. Puis elle gratte des lignes, des points. Elle gratte, elle encre, elle prolonge, elle gratte. À nouveau la frange, plus les yeux. Parfois je voudrais pouvoir suivre, comprendre ce qu’elle voit et comment elle regarde, elle, je ne sais pas pourquoi. Du rebord de la fenêtre je tords le cou, qui de toute façon bouge tout le temps. Elle détaille une image. Elle essuie sa plume d’acier. Qu’est-ce qu’elle dessine avant tant de minutie ? Quelle partie du monde, immense ou minuscule, va pouvoir grâce à elle renouveler ses points de repères ? Quels promeneurs, randonneurs va-t-elle aider à ne pas se perdre ?

(car elle dessine des cartes, tout un atlas de cartes, c’est sûr)

Vous êtes si fragiles, humains. Vous vous perdez partout. Un rocher vous arrête. Vous donnez des noms à vos rues.

Elle dessine pour le travail. Tu reviens avec des cahiers.

Est-ce que vous volez, toi ou elle, quand j’ai le dos tourné, que je m’occupe de mes affaires ? Non, bien sûr. Dans le ciel, ce sont vos avions que je croise, jamais vous. Je ne vis qu’en ville mais j’en ai vus, déjà, de ces petits avions qui prennent des photos, photos qui atterrissent sur le bureau de ta mère.

(Des photos aériennes. À force d’habiter face aux quatre fenêtres de votre appartement, je connais le vocabulaire du métier de ta mère, celui de toute la tribu. Je connais tes poèmes, les chansons de la radio, les verbes des trois groupes, les surnoms de vos chats)

(je connais tout puisque tu me parles quand tu es seule à la maison)

Je t’écoute sans en avoir l’air et j’ai une bonne vue, moi aussi. Ce n’est pas parce que nous, pigeons, devons remuer la tête pour ajuster nos yeux perpétuellement immobiles à l’ensemble de notre corps – oui, c’est pour cette raison que les pigeons balancent la nuque, le jabot, hop hop, sans arrêt du matin au soir, je parie que je te l’apprends – ce n’est pas, disais-je, parce que nous regardons autrement que nous ne voyons pas ce qui échappe aux autres. Ta mère travaille. Personne ne le voit sauf moi, de face, et toi, de dos, quand les jours de vacances tu passes par sa chambre pour rejoindre la tienne. Qu’est-ce que tu fais, alors ? Tu joues, tu lis, tu écris un poème. Tu m’as donné un nom et m’a si bien nourri depuis que tu m’apprivoises (par la fenêtre ouverte, graines de couscous et compliments) que je règne sur le toit, sur l’école tout entière. J’ai vos quatre fenêtres pour théâtre, terrain de jeu, vos chambres pour énigmes et un nid pour dormir. Pourquoi je partirais ? Difficile de rêver une vie plus parfaite.

*

Si ce texte vous a plu, vous pouvez allez plus loin et retrouver cette lecture avec projections de cartes de Mathilde Roux dans laquelle je lis les passages de "Décor Daguerre" qui évoquent le travail de dessinatrice cartographe dont il est question ci-dessus.

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