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Espèces d’espaces, de Georges Perec : l’espace
lundi 10 février 2020
Nous nous servons de nos yeux pour voir. Notre champ visuel nous dévoile un espace limité : quelque chose de vaguement rond, qui s’arrête très vite à gauche et à droite, et qui ne descend ni ne monte bien haut. En louchant, nous arrivons à voir le bout de notre nez ; en levant les yeux, nous voyons qu’il y a un haut, en baissant les yeux, nous voyons qu’il y a un bas ; en tournant la tête, dans un sens, puis dans un autre, nous n’arrivons même pas à voir complètement tout ce qu’il y a autour de nous ; il faut faire pivoter le corps pour tout à fait voir ce qu’il y avait derrière.
Notre regard parcourt l’espace et nous donne l’illusion du relief et de la distance. C’est ainsi que nous construisons l’espace : avec un haut et un bas, une gauche et une droite, un devant et un derrière, un près et un loin.
Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue butte : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemin de fer se rencontrent bien avant l’infini.
Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974.