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Espèces d’espaces, de Georges Perec : Paris
lundi 10 février 2020, par
Ma ville
J’habite Paris. C’est la capitale de la France.
À l’époque où la France s’appelait la Gaule, Paris s’appelait Lutèce.
Comme beaucoup d’autres villes, Paris a été construit dans la proximité immédiate de sept collines. Ce sont : le mont Valérien, Montmartre, Montparnasse, Montsouris, la colline de Chaillot, les Buttes-Chaumont et la Butte-aux-Cailles, la montagne Sainte-Geneviève, etc.
Je ne connais évidemment pas toutes les rues de Paris. Mais j’ai toujours une idée de l’endroit où elles se trouvent. Même si je le voulais, j’aurais du mal à me perdre dans Paris. Je dispose de nombreux points de repères. Je sais presque toujours dans quelle direction je dois prendre le métro. Je connais assez bien l’itinéraire des autobus ; je sais expliquer à un chauffeur de taxi le trajet que je souhaite emprunter. Le nom des rues ne m’est presque jamais étranger, les caractéristiques des quartiers me sont familières ; j’identifie sans trop de peine les églises et autres monuments ; je sais où sont les gares. De nombreux endroits se rattachent à des souvenirs précis : ce sont des maisons où ont vécu jadis des amis que j’ai perdus de vue, ou bien c’est un café dans lequel j’ai joué pendant six heures d’affilée au billard électrique (avec, pour mise initiale, une seule pièce de vingt centimes), ou bien c’est le square dans lequel j’ai lu La Peau de chagrin en surveillant les ébats de ma petite nièce.
J’aime marcher dans Paris. Parfois pendant tout un après-midi, sans but précis, pas vraiment au hasard, ni à l’aventure, mais en essayant de me laisser porter. Parfois en prenant le premier autobus qui s’arrête (on ne peut plus prendre les autobus au vol). Ou bien en préparant soigneusement, systématiquement, un itinéraire. Si j’en avais le temps, j’aimerais concevoir et résoudre des problèmes analogues à celui des ponts de Kœnigsberg, ou, par exemple, trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n’emprunterait que des rues commençant par la lettre C.
J’aime ma ville, mais je ne saurais dire exactement ce que j’y aime. Je ne pense pas que ça soit l’odeur. Je suis trop habitué aux monuments pour avoir envie de les regarder. J’aime certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de cafés. J’aime beaucoup passer dans un endroit que je n’ai pas vu depuis longtemps.
Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974