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Espace et temps, c’est l’histoire qui bouge
mercredi 22 mai 2019, par
Extraits d’une lecture en cours, La Cité des mots d’Alberto Manguel, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, chez Actes Sud.
Le progrès [...] est un concept dépourvu de sens ; nous avançons sur un sentier cyclique où les événements et la scène de ces événements apparaissent et réapparaissent comme étant à la fois la cause et l’effet de tout ce qui peut se passer. C’est peut-être la raison pour laquelle, chez les Inuits, l’espace et le temps ne sont pas considérés comme des propriétés individuelles ni même sociales, mais comme des zones données dans lesquelles nous assumons certaines responsabilités individuelles et sociales, envers nous-mêmes et envers "l’autre social", les animaux avec lesquels nous partageons le monde. Terre et ciel, mer et banquise, jours et nuits sont des êtres individuels et n’appartiennent à personne. Ce n’est pas pour domestiquer le paysage qu’on érige des cairns mais afin de signaler un ancien sentier qui peut servir de point de repère à une migration actuelle.
L’utopie de posséder l’espace, ou le temps, est bien présente dans nos sociétés où l’emprisonnement des corps est permanent, par le travail, le loyer, la dette, tout ce qui coûte, tout ce qu’il faut (se) dépenser pour rester ici, sur place, à vivre.
Chez les Inuits, les territoires de l’éveil et du rêve sont la seule géographie ; le paysage, lui, n’a aucune présence imaginative. On a observé souvent que la notion de paysage est une construction urbaine et que ceux qui vivent au-dehors des murs d’une cité ne font pas de distinction entre la nature dans sa globalité et la toile de fond qu’elle constitue pour l’activité humaine.
Comme Alberto Manguel, Alain Roger, dans son Court traité du paysage [1] rapporte cela aussi, que dans certaines langues le mot "paysage" est intraduisible, un paysan à qui l’on demande de traduire en occitan "il est beau le paysage", ne va pas saisir de quoi nous parlons, comprendra peut-être "le champ d’en face" ou "le petit bois au loin", peut-être "la nature", et finira par parler du "païs", le pays, ici. Mais notion d’un paysage que l’on peut regarder et faire exister pour nous, pour notre regard seul, sans qu’il ait une utilité ou une existence hors de notre regard, est intraduisible.
Dans la pensée occidentale, l’espace et le temps changent de main et de valeur. Les revendications et les conquêtes territoriales, les droits de propriété foncière, le temps acheté, perdu, tué, savouré et vendu à l’heure ou à la semaine trouvent leur manifestation officielle dans nos sciences géographique et historique. À l’intérieur de ces courants spatiaux et temporels, nos arts créatifs sont toutefois considérés comme des unités immuables, figées dans des éditions définitives et encadrées dans les musées des beaux-arts. Le récit occidental exige de son public qu’il croie à une préhistoire et à un avenir au-delà de la page ou de l’écran, à un spectacle de plus grande envergure, dans lequel l’histoire choisie a été sélectionnée. Les livres publiés réclament pour une œuvre, une fois imprimée, un nihil obstat [2] ; Pierre Bonnard fut arrêté au musée du Louvre pour avoir tenter de retoucher l’un de ses propres tableaux ; même des œuvres restées inachevées à la mort de leur auteur ne peuvent être complétées sans qu’on ne crie au scandale. Dans l’imaginaire inuit, ce sont l’espace et le temps qui restent constants et c’est nous qui voyageons à travers eux ; les histoires, elles, changent afin de ralentir le cours de la mémoire, puisque, lorsqu’on raconte une légende, c’est toujours une voix venue du passé que l’on entend en même temps que celle, contemporaine, du conteur. Pour un Occidental, il est difficile de laisser de côté la notion cumulative du temps et d’accepter que ce qui est imaginé et raconté se produit en un moment constant qui est, simultanément, présent, passé et futur. Pour les Inuits, c’est l’histoire qui voyage, pas le temps.
L’impression de devoir rester sur place pour se déplacer.
L’obligation de ne pas bouger pour libérer son avenir.
Devoir courir pour rester dans le présent.
Fuir un moment.
Se cacher en volant.
Le mouvement, dans le temps ou l’espace, est un acte de résistance au trépas : nous bougeons afin de demeurer. Lorsqu’il court, nu et blessé, sur la banquise, le Rapide [3] n’avance pas. C’est ici la course à l’état archétypal, puisqu’il n’y a progression ni dans l’espace ni dans le temps. Pour un lecteur occidental, une telle course fait inconsciemment écho à d’autres tentatives d’évasion impossible, du capitaine ensanglanté dans le Purgatoire de Dante à Eliza sur les glaces flottantes dans La Case de l’oncle Tom. Et, tout spécialement, à Alice, dans De l’autre côté du miroir, quand on lui dit qu’elle doit courir afin de rester immobile. "Eh bien, dans nôtre pays, dit Alice à la Reine Rouge qui l’a obligé à courir afin de l’empêcher de bouger, si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire, on arriverait généralement à un autre endroit." "Un pays lent, réplique la Reine. Alors qu’ici, vous le voyez, il faut courir aussi vite qu’on peut rien que pour rester sur place."
Photographie Cairn at the Top of Coire Dhondail Path, Cairngorms National Park par Andrew Tryon, sur geograph.co.uk, licence by-sa.
[2] Locution latine signifiant proprement « rien ne s’oppose ».
[3] à propos du film Atanarjuat, la légende de l’homme rapide.