Ville et peur

— alors qu’il lit un article sur la possible réunification de la Corée, il se dit qu’il peut trouver ce pantalon dans le centre commercial, après tout — on emprunte des escalators lents — Walter Méril fait ses courses ici, il ne sait même pas comment il faisait avant l’ouverture — composez votre smoothie à votre goût pour 4,10 euros — à peine plus loin, dans le centre façon village où tout est à peine trop loin de tout, dans le vent des rues — un tramway passe — il y a quelque chose de la peur, surtout l’hiver, quand le froid vous prend alors que vous descendez acheter une baguette de pain — pour Walter Méril, la peur n’est pas le travail — pour Sébastien D. et Paco F., la peur c’est le travail — pour seulement 1€ par mois* — le tram agite les boules jaunes des pissenlits, la pelouse qui marque les voies sur toute la longueur de l’avenue, invitant, rectiligne, une paix forcée dans le gris urbain habituel et reposant pour qui sait l’apprécier — grandes tailles jusqu’au 58 — la ville et la solitude, les millions autour et la solitude — la ville et la peur, la nuit et la peur — au bout du tram un MacDo, un dimanche en début d’après-midi — différentes peurs, à différentes échelles, plus ou moins présentes selon les entreprises, les services, les personnes — différentes solitudes sous l’alarme de la friteuse et le cri de la commande « un chicken ! un cheese ! » — peur de perdre son emploi — peur que ça soit un soulagement — payez librement en 10 fois selon conditions* — peur que la ligne 13 subisse encore un rail cassé ou un accident de personne — confiez-nous vos données pour une meilleure expérience client* — la caisse, la borne de commande, tout est relié, toutes les bornes de commande, tout du Mac Bacon aux nuggets est relié à un écran, au moins un, aux États-Unis, qui montre les ventes en live — on imagine le bigscreen du Docteur Folamour — au Japon dans une autre chaîne de restauration rapide les visages détectés face à la borne de commande donnent des informations sur l’humeur des clients — la nouvelle borne : censée éviter les files d’attente ; non : en réalité apparue au moment où la reconnaissance faciale a été possible et utilisable — les données sont analysées et les possibilités sont projetées — un sourire à Osaka peut provoquer une offre de réduction sur le deuxième cheeseburger à Tokyo — sur l’écran d’info en continu on ne voit pas, on n’entend pas un ancien directeur de la CIA et de la NSA, Michael Hayden — mais on peut se connecter à Internet — il dit :
we kill people based on metadata
le journaliste, hoche la tête en pensant ou en ne pensant pas à « un proxy » — on tue des gens d’après des métadonnées — un proxy peut transmettre vos connexions en vous rendant anonyme — Robin Sonntag a rendez-vous — pourrait-on travailler en étant anonymisé ? — peur d’être en retard pour arriver au bureau — merci de renseigner vos nom, prénom, âge, sexe et adresse email pour vous connecter — peur que la ligne de code 422 plante encore à l’appel de ce service — peur d’être en retard pour la livraison du projet — peur d’être mal vu — retouches dans la journée — peur qu’il n’y ait plus de sucre dans la machine à café — peur d’être rejeté — peur d’annoncer sa démission — les métadonnées vous disent absolument tout de la vie de quelqu’un, si vous avez assez de métadonnées vous n’avez pas vraiment besoin du contenu, c’est assez gênant cette façon que nous avons d’être prévisible en tant qu’être humain — peur de se voir annoncer un licenciement — peur de devoir annoncer un licenciement — peur de lire ce mail — cochez si vous ne voulez pas recevoir notre lettre d’informations — peur de répondre à ce mail — peur de ne pas pouvoir refuser — peur de la sonnerie d’alerte du mail — cochez si vous ne voulez pas recevoir les offres de nos partenaires — peur de ceux qui n’ont jamais peur — infos et réservations spectacle — peur que l’ascenseur tombe en panne quand on est dedans, ou quand on n’est pas dedans, peur de devoir monter douze étages à pied — avant de tuer, pour la NSA, il s’agit simplement de surveiller, de stocker, d’analyser, de déduire, pour atteindre le contrôle total des possibilités — penser au Plongeoir, regretter qu’il ne soit pas dans toutes les entreprises (vivement la loi) — peur de l’éclairage néon toujours fort — l’ingénieur est dans une salle de réunion, il a peut-être peur, il est avec son CV et un formulaire à remplir — penser au Plongeoir et y repenser, penser qu’il serait possible de plonger puis de remonter douze étages pour, perdre équilibre, replonger, et douze étages et plonger à nouveau, sans fin — il lit son nom, Robin Sonntag, sur les deux papiers — peur d’être encore un jour de plus si loin de la fenêtre et enfermé dans du travail — c’est le nom qui est toujours là, en en-tête des documents et des fiches de paie, et cela suffit à le présenter partout ailleurs, mais ici le CV demande plus, demande le parcours, la biographie laborieuse, l’origine, la finalité aussi — peur de dire la vérité, peur de mentir, peur des réactions adverses, peur d’être l’adversaire — le formulaire demande plus — ce que le formulaire demande est déjà dans le CV, alors on comprend qu’il s’agit d’un test, un premier filtre pour vérifier que le propriétaire de ce beau CV bien présenté, clair, aux normes, est bien Robin Sonntag et que Robin Sonntag sait rédiger quand il est pris au dépourvu — peur que la prochaine blague d’openspace tombe sur nous — peur de partir trop tôt — Robin Sonntag est peut-être filmé par une caméra cachée, ou pas cachée, car les normes de sécurité sont ce qu’elles sont, et qu’il faut bien surveiller alors Robin Sonntag écrit — peur de regarder autre chose que son écran — peur de devoir répondre — il écrit dans les zones prédéfinies du formulaire imprimé sur papier A4, avec un stylo au logo de la société qui sollicite, éventuellement, ses services ou au contraire, lui, Robin sollicite la protection de la société — peur plus générale d’être appelé à parler — qui sert qui ? — peur de prendre une pause — quelque chose, quand Robin Sonntag est entré dans le bâtiment, l’a sorti du monde — « sortir de la rue » plutôt que « entrer dans l’immeuble », ce glissement est ce qui décrit le mieux le sentiment de « perdre quelque chose » qu’il a ressenti — peur de perdre quelque chose de soi — ou n’a pas ressenti mais qui pourrait expliquer ce qui lui arrive — un immeuble haussmannien de cinq étages — peur d’oublier quelque chose — grande porte cochère de bois verni caramel, sur le mur des plaques d’or — peur que la nuit tombe — une plaque est celle de la société : Best Recruitement, « recrutement, services, consulting », société de service qui le placera comme « consultant » chez un « client final », pour une « mission test » de trois à six mois — peur de l’odeur toxique des travaux de l’openspace voisin — Robin Sonntag connaît le problème de son CV : sa dernière mission, il l’a faite dans une société financière pendant six mois, du codage informatique avancé, algorithmes de calcul et de gestion de flux de données cryptées sur un outil de gestion de risques — peur des réunions — peur que son téléphone sonne — et une fois le pied posé dans la zone financière, difficile d’en sortir — il fallait pourtant passer par là, des accès ici étaient primordiaux pour la Maison des Programmes, des connexions rapides, des bases spacieuses, des serveurs généreux surveillés, protégés, mais pas de Robin qui en faisait l’inventaire, bientôt 7 ans — pour les Best recruteurs il est un spécialiste, c’est sa « valeur ajoutée » — l’autre : Vous connaissez Walter Méril ? — peur d’être le témoin silencieux — sa carrière va être tracée dans le secteur financier, c’est comme s’il n’y avait plus qu’à signer — l’autre : Je l’ai eu comme professeur, moi aussi, quel numéro ! — peur d’être la peur d’un collègue — il trouvera le poste idéal pour mieux en changer ensuite — imagine ; imagine ce qu’on pourrait faire si seulement on n’avait pas peur

Joachim Séné. L’Homme heureux-Détruire Internet. Publie.net, 2020.