Sur la grille

New York, Lexington Avenue,
15 septembre 1954, une heure du matin

Il faudrait réussir à ne pas réciter.

Une Marilyn floue aux jambes rondes, dont la robe comme la chevelure rayonnent, aveuglent, irradient. Une Marilyn à robe très relevée posant aux côtés de Tom Ewell tandis que la grille de métro est cernée de dizaines, de centaines de photographes amateurs ou professionnels, des hommes uniquement, dont le corps en tension s’abat presque sur elle, ne reste rivé au sol que par la pointe de pieds. Une Marilyn en contre-plongée, de profil, de même taille que son partenaire, qui le regarde droit dans les veux tandis que le tissu se déplie. Une Marilyn en clair-obscur, masquée par un spectateur, son dos noir, son chapeau mou. Une poupée à bourrelet de chair que la robe trop serrée fait naître, disgrâce qui parfois sera effacée - avec l’accord du photographe ? Une Marilyn disparue, négatifs envolés d’un reporter casse-cou accroupi sous un projecteur, surpris par un confrère. Marilyn dont la foule scande le faux prénom, livrée à la conquête de l’univers tandis que son mari débarque, joue des épaules, hurle à l’infamie, ce que personne n’entend. Des Marilyn par milliers comme en Corée du Sud : Elliott Erwin, Sam Shaw, Garry Winogrand, George Barris, George S. Zimbel, Ed Feingersh, chacun dans la nasse invente sa Marilyn tandis que l’actrice grelotte, que la femme dont le corps est au centre du monde vient, sans le deviner, de signer la fin de son couple.

New York, de nuit. Dans sa robe au plissé soleil, blonde de comédie laisse une soufflerie travaille sa gloire, accroître son pouvoir sur le dispositif dans lequel elle est prise, dont elle cherche à se dégager tandis qu’elle déploie sa palette, rit aux éclats, plaque les mains sur ses cuisses. Circulaire, elle donne à chacun l’impression de ne s’adresser qu’à lui, de l’ancrer dans le sol, plaisir, vérité première mais aussi stratagème, message codé lancé à la tête de la Fox signalant, comme un clignotant passe au rouge, une célébrité qui ne cesse de se densifier, de se durcir. La robe dont tous les hommes diront qu’elle ressemble à une fleur, pétales volatils qui invitent à la danse, à un effeuillage plein vent, à bien y regarder se présente comme une arme de guerre, alterne les fonctions défensive-offensive : un bouclier.

Le fait est connu : il s’agit bien ici, à Manhattan, d’une séance photo, non du tournage d’un film. Wilder sait parfaitement que la foule va braire, va bruisser, faire cliqueter ses appareils. Que la rumeur ininterrompue empêchera toute exploitation de la séquence. Qu’il es question, en vérité, d’images fixes ; d’un coup publicitaire monté par Sam Shaw, agréé par la Fox : on délocalise, on tourne en décors naturels non par souci de réalisme, mais pour attirer l’attention. un raz-de-marée ? C’est peu dire : embouteillages, quartier bloqué pour faciliter le travail de la presse bien évidemment prévenue, ligne de métro suspendue, la ville n’en a plus que pour elle, la blonde a la culotte, jusqu’au petit matin.

Ici, une photo de Sam Shaw montre le machiniste sous la grille. bien sûr, il regarde en l’air et nous ne voyons rien.
Ici, en rafales, le visage enfoui dans la robe, les jambes solides, le pied déchaussé, les fesses en appui, la répétitrice à l’affût.
Ici, Sam. Ah non, ce n’est pas lui.
II faudrait savoir dire ce qui se joue.

Anne Savelli. Musée Marilyn. Inculte, 2022