Lisières limites

Le projet

L’œil, d’abord, ne percevrait rien, ne ferait pas la différence entre la ville ancienne et le quartier moderne, suivrait le fil des façades sans rien noter de particulier. Il ne détecterait pas l’extrême nouveauté des constructions – autrefois, il n’y avait ici que des amas de terre, de gravas, il s’en souvient pourtant. Il chercherait l’avant, une trace sur le trottoir de ce qui a précédé le chantier, un écho le long des voies des réunions, des annonces faites aux habitants.

Il y avait eu, voilà ce que peut-être il se rappellerait, un désir de projet devant les hectares de vide, de vent, de bâtiments abandonnés ; des concertations auprès des habitants pour savoir qu’en faire, puis la recherche de partenaires ; des accords, des enthousiasmes renouvelés avant les ajustements impossibles à éviter ; les adaptations aux réalités concrètes du terrain tandis que chacun s’activait, qu’on mettait déjà sur le marché les appartements à venir.

Après la création d’une société dédiée et d’un comité de pilotage, le dessin de rues inventées, il y avait eu des plans d’immeubles, de commerces, de bureaux et d’écoles, le choix de lieux de repos et de loisir. L’œil se souviendrait, sans que l’esprit en ait conscience, de panneaux et de palissades ; des esquisses pastel de familles idéales, d’arbres déjà poussés ; du nom en lettres rondes choisi pour le quartier, un nom qui induit l’attractivité mais aussi la douceur, l’air pur et même une certaine connivence envers les premiers habitants. De la ville d’origine on espérait qu’elle accepterait d’absorber, de prendre sous sa protection cette extension de toutes pièces.

Oui, le projet avait été approuvé et le chantier entamé, c’était sûr. Mais qu’était-il devenu ? Devant l’œil, l’écoquartier semblerait aujourd’hui impossible à reconnaître, figé dans l’inconnu du printemps perpétuel, cette saison détraquée, immobile et changeante qui s’était étendue depuis, avait mis en suspens l’activité humaine. Un printemps sans poussée, sans espoir. Une saison contenant toutes les autres saisons, dont nul n’aurait su dire quelles étaient les limites.

(en résumé il y aurait eu un vide, le terrain vague, un projet de plein, l’écoquartier, un début de plein, le chantier, et un abandon, du moins une inconnue, lieu dont on ignore, à ce moment précis, à quoi il peut ressembler)

Ainsi, malgré les rues et les immeubles, l’œil se trouverait-il devant l’écoquartier face à une énigme, un espace sans repère ou qui les mêlerait tous, dont le temps s’était retiré. Une sorte de tache aveugle. Que faire ? Entrer dans le décor en choisissant l’époque, naviguer par périodes, par années comme on le ferait sur Street View ? Voilà qui ne serait pas possible : ce serait trop d’efforts pour l’esprit, qui était humain après tout.

Y aurait-il une autre possibilité ? Peut-être. Avant d’y pénétrer, l’œil finirait par se décider. Au réel, il choisirait le rêve de l’écoquartier, celui qu’un enfant, un passant, un animal auraient esquissé devant le terrain vide. Il imaginerait un retour à la terre urbaine. Il anticiperait une nouvelle ville nouvelle avec respirations, surprises, détours et manèges. Un jardin botanique géant, habité de tous, même minuscules, avec harmonie. Il creuserait des sillons, sèmerait, attendrait la récolte en écoutant la route, la pluie qui piquerait la surface des flaques.

L’œil voudrait, sans savoir encore s’ils existent, les fantasmes d’écrins, de clairières promis par les premières brochures, une ville à la lisière de la jungle et du parc conquise par des insectes que leurs noms protégeraient : le criquet de Barbarie, le calosome à points d’or, l’agrion mignon. L’œil ne saurait pas les reconnaître mais espérerait que l’esprit les aime, ces noms, en savoure l’écho.

Le lieu, c’est seulement le rêve ?

Anne Savelli

*

La première chose que j’ai apprise au sujet de l’écoquartier de Châtenay-Malabry, c’est qu’il se construisait sur les ruines de l’ancienne École Centrale Paris.

Le nom de cette école je le connais, car j’ai un lien, ténu, avec ce lieu aujourd’hui disparu. Il y avait « un grand », dans mon village de quatre-vingts habitants de la Somme, qui un jour est parti pour « faire Centrale ». C’était quelque chose, entre les trois fermes et les maisons de campagne des pères pendulaires picards et des mères au foyer : il y avait un gamin qui faisait Centrale, et à Paris en plus. Rien ne me permettait de savoir que ce n’était pas réellement à Paris, mais peu importait, un ingénieur d’une des plus grandes si ce n’est la plus grande, prestigieuse école, un type venu des champs de patates. Un drôle de gamin silencieux qui avait toujours été en marge des chemins de poussière, des pelouses où jouer au foot et des hangars à paille où se cacher, lui il fabriquait des jouets électroniques, modifiait des moteurs électriques.

La deuxième chose que j’ai apprise c’est que ces ruines sont recyclées in situ pour construire l’écoquartier « LaVallée ». Si ce lieu, si l’École avait disparu quand je suis arrivé sur place la première fois – détruite en partie par des pelles de démolitions (à pince, à pic, à grappin) dans des grands nuages de poussières étouffés aux jets d’eau, et en partie sans pelles, sans masses, mais minutieusement avec du matériel portatif, à la main, pour verser ces fragments aux concasseurs à béton – elle n’allait pas disparaître au sens physique des particules. Par conséquent, quand je suis sur place, d’une certaine manière je côtoie les bâtiments, non pas détruits mais « déposés », puis recyclés par concassage, avalés puis rejetés et formant ces montagnes de gravats que je vois et qui vont former du nouveau béton. Gravats dont je peux manipuler les granulats entre mes doigts comme le grand manipulait son chapelet lors de ses sorties à travers champs, quand il rentrait le week-end de Centrale, le regard tourné quelque part à l’intérieur de lui-même. Je suis sur ce chantier au milieu des mêmes molécules, particules, partageant moi-même déjà, dans mon corps, une partie des molécules et particules du village où nous avions, le grand et moi, parcouru les champs et les sous-bois sans jamais nous croiser dans nos jeux, maintenus à distance par nos âges et nos intérêts respectifs. Et ce lien est devenu en quelque sorte l’accueil de ma présence dans ce projet d’écoquartier à fort taux de recyclage. Je peux me considérer moi-même part de ce processus.

Joachim Séné

Lisières limites. L’aiR Nu, 2021.