La Semaine perpétuelle

Il prit 12 photos de lui-même avec des sourires, des demi- sourires, un air pensif, le regard de face, vers la droite, vers le bas, la main devant les yeux. Sur les images, il se voyait réel et non réel, c’était normal et c’était impossible comme quand on aperçoit deux groupes d’oiseaux qui se croisent dans le ciel et qui ne se cognent pas. Les oiseaux devraient se cogner, mais ils ne se cognent pas. La réalité aurait dû les cogner, mais elle ne les cognait pas. Ce n’est presque pas normal, ce n’est presque pas réel, pourtant C’est devant nos yeux. Dans le téléphone, on regarde notre passé, et même quand on se regarde dans le miroir, on se regarde dans le passé. On ne peut pas se voir dans le présent. Le miroir nous donne une image ancienne de nous-mêmes. On s’est toujours vu plus tard. On ne pourra jamais se voir dans le présent. Le miroir ajoute une image sur une image. On ne peut pas toucher la main de la personne dans le miroir. Un médecin ne peut pas ausculter la personne dans le miroir. Le miroir donne le contraire de la personne, il renvoie l’opposé, mais l’opposé ressemble à la personne, il est plus ressemblant que n’importe qui d’autre. Il ressemble à soi-même, mais sans être soi-même. Jonathan choisit une photo de lui parmi les 37 photos de lui. Il ajouta un filtre et il publia l’image. Salim l’aima. Jonathan dit : Merci. Le colocataire dit : Vous êtes ridicules. Vous êtes faibles, exactement le contraire d’un château. Moi, quand j’étais enfant, j’avais 3 mères et 4 pères, on vivait dans un château en bas de la montagne. Vous avez entendu ? Je vivais dans un château, vous m’écoutez ? Jonathan dit : Je ne suis jamais entré dans un château. Le colocataire dit : On parle de toi peut-être ? Non. Je parle de moi, j’ai pris la parole pour parler de moi, pas de toi. On ne parle pas de ta vie, on parle de ma vie, je suis en train de parler de moi.

Il montra une image dans son téléphone, et il dit : C’était notre château. Ils l’ont démoli soi-disant parce que c’était une secte, soi-disant parce que je suis né dans une secte, soi-disant parce que tout le monde s’est suicidé dans la secte, toute ma famille, mes frères, mes sœurs, mes mères, mes pères, mes oncles, mes tantes, les cousines, mes cousins. Soi-disant je suis le seul survivant, soi-disant parce qu’ils m’ont oublié. Ils ont oublié de me suicider soi-disant, mais moi ça m’étonnerait. Tous les gens de ma famille étaient impeccables. Rien à dire. On ne peut rien leur reprocher.

Laura Vazquez. Éditions du Sous-sol, 2021.


La ville passe par le téléphone, c’est un morceau de ville portatif, d’une ville plus grande, plus diffuse, d’une autre ville, ou alors, de la même ville, mais passée par un filtre, comme Instagram. Quelque chose change, et ne change pas, c’est la ville dans la poche, nos yeux sur l’écran et dans l’objectif minuscule. On ne peut plus voir la ville sans voir et avoir un téléphone, c’est un outil, un meuble, un bout de corps rajouté, est-ce que c’est ça, la ville nouvelle ?