La Porte de la Chapelle

La fille ressort du magasin à l’enseigne orange et n’aperçoit pas l’homme écroulé sur le sol, à côté du magasin, au-dessus d’une grille qui, peut-être, laisse échapper de la chaleur. L’homme écroulé au sol, avec une barbe indémêlable formant presque un tissu, avec un visage très rouge et qui paraît difficile à décrire, puisque jamais regardé ou presque — les gens détournent le regard — et à qui personne ne donne rien ou presque. Pas même une tarte aux prunes vertes. Ou, parfois, tout de même, un sandwich triangle. Ou encore quelques pièces, petites, jetées du bout des doigts. Heureusement que des structures existent. On ne meurt pas de faim en ville. Mais de froid, oui. De solitude, aussi. Et de chaleur l’été. Et il est là, voyant et non vu, et la fille ne le voit pas mais se met en route vers l’abri — l’appellerait-on son abri ? — qu’elle occupe depuis trois jours — trois jours c’est déjà beaucoup — et qu’elle quittera donc demain, ayant retenu cela d’un homme croisé dans un parc il y a quelques semaines, lorsqu’elle avait encore besoin des autres, lorsqu’elle traînait tout près des groupes en quête d’une parole à échanger, d’un fond de canette à boire ensemble, d’une colère, d’un affect. Le visage de l’homme était profondément marqué — comme un fruit vieilli et recroquevillé sur lui-même, s’avalant — mais il ne semblait pas si vieux. Il était habillé d’un kilt beige ou kaki — la fille ne s’en souvient pas exactement — et soigné, les mains derrière le dos ; et parcourant (la fille avait imaginé cela) la ville de ses jambes nues tout le jour, d’un air guindé mais vigilant, toujours. Paranoïaque, peut-être, et donc de bon conseil. Il avait surgi de quelques arbres se trouvant derrière le banc autour duquel tous gravitaient, et la fille s’était retrouvée face à ce visage violet, à des yeux qui ne violentaient pas, qui ne regardaient pas vraiment ou par un biais étrange, fixant mais n’entrant pas en l’autre. Et l’homme était resté assez silencieux et puis lui avait dit très discrètement, en chuchotant, afin que personne d’autre qu’elle ne l’entende, qu’il ne fallait jamais rester plus de deux, trois, quatre jours au même endroit. Et que personne ne te voit t’y glisser, dans ton abri. Abri, il utilisait ce mot. Et il parlait avec un air un peu similaire à celui de la femme de ce matin. Glacé, gentil, figé. Mais avec des yeux fuyants, vides.
Alors la fille prend toujours d’étranges chemins pour parvenir à l’abri qu’elle occupe momentanément, courant un peu pour semer les personnes qui la suivraient, tournant brusquement à droite, puis s’arrêtant, puis rebroussant chemin, puis courant encore un peu, mais discrètement, comme si un bus l’attendait quelque part, refaisant ce manège deux-trois fois, avant de se diriger soudainement, calmement, vers l’abri, d’une seule traite, comme s’il s’agissait de son logement. Trois semaines que cela marche, pense-t-elle, soudainement confiante. Il suffit de fuir le monde. Il suffit d’être seule. Il suffit de changer d’abri souvent. Et tout va, tout va quelque temps.

La Porte de la Chapelle, Fanny Garin, éditions publie.net, 2021