La file d’attente

Une succession de comptoirs à perte de vue sous des arches de béton gigantesques, dans une lumière blanche de paradis. Ils sont là. Ils font la queue.

L’ascenseur ouvre ses portes. Le petit robot sort de la cabine. Le sol est recouvert d’un revêtement en caoutchouc gris clair : du velours sous les chenilles.

Guidées par des poteaux à sangles, les files d’attente sont organisées en lacets serrés. Gain d’espace et domestication de la foule.

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Une section de comptoirs est affectée à chaque file d’attente. Toutes les queues n’ont pas la même importance. Certaines sont délaissées, tandis que d’autres attirent une forte affluence.

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Cependant, les secteurs bénéficiant de la climatisation peuvent changer. Les clapets se ferment là et s’ouvrent ici. Personne ne le décide, on ne sait pas d’où ça vient, c’est pour ainsi dire naturel. Le phénomène est vécu un peu comme un évènement météorologique. L’air frais disparaît graduellement d’une zone pour apparaître dans une autre. La climatisation en fin de compte n’y est pour rien. Ce sont les aléas du ciel.

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Un service de restauration rapide est proposé. Les commandes sont prises par des serveurs. Ils portent des gilets noirs comme des garçons de café. On lève la main pour les appeler. Pas trop haut. Jamais au-dessus de la tête. Avec tous les doigts de la main. Éviter dire « hep ! » ou « s’il vous plaît ! » La sobriété est récompensée. Si l’on est relégué au cœur de la file d’attente, loin des bords, on peut faire passer le mot à ses voisins qu’on souhaite commander. Ils joueront le jeu.

Laurent Graff. Grand absent. Le Dilletante, 2014.


Comme un contrat social éphémère, celui de la file d’attente. Comme cet instant silencieux de négociation rapide, à la montée/descente du bus ou du métro, "veuillez laisser descendre pour faciliter la montée", les corps communiquent quelques instants, à droite, à gauche, bousculer un peu, pas trop, passer, laisser passer, micro-démocratie instinctive. La file d’attente est une commune entente, qui peut être améliorée (ou complexifiée) de dispositifs qui, à l’œil neuf d’un regard naïf, peut devenir le lieu d’une complexité diplomatique sans pareil. Comment améliorer de façon originale ce qui bloque, n’avance pas ?