À travers champs

Hier, Dita Kepler, tu avais une idée. Aujourd’hui, tu l’as oubliée, tu ne sais plus ce que tu allais dire. Hier tu étais sûre de toi. Hier tu allais affirmer ce qui s’est effrité depuis. Hier. Hier c’était hier et tu n’as rien noté. Hier, c’était quoi hier ? Tu regardes par terre. Et parce que tu regardes, tu découvres dans l’herbe un rétroviseur de voiture brisé en très petits éclats. Ce serait simple d’interpréter ce qui est semé devant moi, grinces-tu. À cause de cet oubli ou de bien autre chose, sans texture réelle tu te sens explosée, mille morceaux de vitre, tains, griffes, biseaux. Tu te crois série de toi-même, une, deux, trois, mille Dita Kepler déteintes et affadies, dont l’ombre grignote l’ombre, vient boucher l’horizon. Tu tombes. Tu t’approches du sol à l’allure d’une comète. Tout ça pour une idée enfuie ? Oh, Dita, qu’est-ce que c’est que ce théâtre ? Regarde un peu par terre : c’est mille morceaux de ciel, aussi. Tu hausses les épaules. Passage d’hier à aujourd’hui, comme chaque jour c’est soleil pluie soleil nuages noirs éclaircies au-dessus des cabanes, dis-tu. Le temps change, on ne le maîtrise pas. Comment y entrer, en sortir si on ne peut se fier à rien, pas même à ce qu’on invente ? La cabane d’aujourd’hui est sans toit, raison pour laquelle tu te crois sous l’emprise de l’heure, de la météo et du vent. Tout se courbe, pourtant. Ici, le toit est un sol, une vague. Tu n’as pas de place à chercher. Rien à prouver dans l’interstice.

Anne Savelli.

*

C’est le début de l’après-midi et Amine Guirlande sort par l’arrière du restaurant où il est employé à temps partiel. Après avoir retourné les steaks de bœuf, les côtes de mouton, les cuisses de dinde, les langues bien pendues, les poings d’ouvriers, tranché bien net les pains complets, fait frire le thym et les pommes de terre avec le sang des animaux, planté les haricots rouges avec des restes humains (entre les choux et les citronniers, dans le jardin du restaurant qui se trouve sur son toit), Amine Guirlande sort et traverse une bande de pelouse pour aller s’asseoir au milieu du bois circulaire et clairsemé, rond-point qui n’ose se dire bois, ou bois qui refuse de se dire rond-point.

Il s’assoit au centre exact, sur la terre encore humide de la nuit, comme si celle-ci ne s’était pas arrêtée. Il fait sombre sous l’arche des branches. Il distingue à peine le ciel et finit par ne plus le voir du tout. C’est que le ciel est caché par les branches qui ont poussé très vite depuis qu’il s’est assis. Leur nombre augmente, leur surface augmente, elles s’aplatissent et deviennent cabane pesante de planches tressées. Des murs se forment, le rond-point devient carré, insensible aux implorations de ?. Amine Guirlande se lève dans sa cabane totalement obscure, pour la découvrir par le toucher. Les troncs écailleux sont encore là, puis se lustrent avec la hauteur. Le sol s’est asséché et des brindilles craquent. Tout autour c’est le laqué des planches et les interstices entre chacune qui glissent sous ses doigts. Il tourne en rond. Un interstice plus marqué arrête son geste, une planche bascule et la cabane du déjaillissement le jette au-dehors sur le bitume dur d’une nuit sans lune.

Joachim Séné

À travers champs, L’aiR Nu, 2019.