Les villes et les échanges, 3

Ayant pénétré sur le territoire qui a Eutropie pour capitale, le voyageur voit non pas une ville mais plusieurs, d’égale importance et toutes semblables, dispersées sur un vaste plateau ondulé. Eutropie, c’est non pas une mais l’ensemble de ces villes ; une seule est habitée, les autres sont vides ; et cela, à tour de rôle. Maintenant, je vais vous dire comment. Le jour où les habitants d’Eutropie se sentent accablés de fatigue, et que plus personne ne supporte son métier, ses parents, sa maison et sa vie, les dettes, les gens à saluer ou qui vous saluent, alors toute la population décide de déménager dans la ville voisine qui est là à attendre, toute vide et comme neuve, où chacun prendra un autre métier, une autre femme, verra en ouvrant sa fenêtre un autre paysage, passera ses soirées à d’autres passe-temps, amitiés, médisances. Ainsi la vie se renouvelle de déménagements en déménagements dans des villes qui se présentent chacune, par l’exposition, ou la pente du terrain, ou les cours d’eau, un peu différemment. La société étant organisée sans grandes différences de fortune ou d’autorité, les passages d’une fonction à une autre se font sans trop de heurts ; la variété est assurée par de multiples tâches, telles que dans l’espace d’une vie il est rare que l’on revienne à un métier qu’on a déjà fait.

Ainsi, la ville reprend sa vie toujours la même en se déplaçant vers le haut et le bas sur son échiquier vide. Les habitants recommencent à jouer les mêmes scènes dans des distributions nouvelles ; ils redisent les mêmes répliques avec des accents combinés autrement ; ils ouvrent grandes leurs bouches à tour de rôle en bâillements égaux. Seule de toutes les villes de l’empire, Eutropie perdure identique à elle-même. Mercure, dieu de l’inconstance, à qui la ville est consacrée, accomplit ce miracle ambigu.

Italo Calvino.


La phrase "dispersées sur un vaste plateau ondulé" nous place devant le bâtiment Bienvenüe, la "dalle vague". Le campus est comme Eutropie : une ville qui est plusieurs villes. Des habitants qui vivent dans le même lieu des villes différentes : différents cursus, différents âges (de la première année à la thèse, professeur·es, étudiant·es, personnels...) D’année en année, sur le campus, tout change, une nouvelle promotion dans chaque filière arrive, une autre part. Le temps que quelqu’un réalise son cursus, de son point de vue, peu de choses ont changé. Mais le temps qu’autant passent sous les yeux de celleux qui restent, tant s’est modifié, des bâtiments, des plantes présentes, des contenus de cours, des habitudes de travail, des métiers qui remplacent d’autres métiers. À mesure que les professeurs vieillissent, les étudiant·es restent éternellement jeunes, mais c’est parce qu’iels changent. Selon le point de vue, tout change, ou rien ne change. Cette ville, qui n’est pas une ville, n’est-elle pas, aussi, comme n’importe quelle autre ville ?