Longtemps, on a été tolérant ; Table Rase

Longtemps, on a été tolérant. Les bonnes gens se portent bien après tout. Le germe ne se retrouve que dans les taudis, les masures, les bidonvilles, la mer de cabanes en tôle sur lesquelles flottent des draps roses ou mauves. Mais des contacts interdits entre un monde et l’autre... Des contacts immondes, innommables, se produisent. Logiquement, les abcès s’ouvrent là ou l’ordre naturel est violé. Maintenant, le mal menace même la cité modèle. La table rase s’impose alors. Extirper, Supprimer. Sublimer.

Premièrement, c’est un son strident. Cinq-cent hertz résonnent cinq minutes, puis quinze, puis cinquante, puis cinq-cent, puis cinq-mille. Alors, les moins braves s’en vont déjà. Les oreilles des bonnes gens, heureusement, n’entendent nullement. Pour les récalcitrants, l’innovation et le brave progrès sont mis au service de l’opération. On érige un beau mur, dix-mille carrés de dix mètres sur dix mètres en fibre-ciment. Imputrescible, increvable, et interminable. Rien n’entre ni ne sort. Par charité quand même, les drones porteurs de hauts-parleurs ont fait taire leurs cinq-cent hertz. À la place tout les jours, ils envoient le strict minimum à l’intérieur du périmètre. Chewing-gum, capotes, seringues, boîtes de corned-beef, barres chocolatées protéinées. Après cinq-cent jours de bombardement bénévoles, les satellites tournent enfin leurs yeux électroniques vers l’intérieur de l’enceinte. Imputrescible, increvable, et interminable. Dix milles cadavres gisent sur le sol. Les épidémiologues, les médecins, les hygiénistes et les statisticiens sont formels. La lèpre Sodome-et-Gomorrhienne, le cancer du nouveau siècle est presque éliminé. Quant aux bonnes gens malheureusement contaminés, ils sont précipités dans l’enceinte. Après tout, elle est faite pour les gens comme eux. Si ils aiment tant le contact interdit, qu’ils bouffent les plaies, les abcès, les furoncles et même les os de leurs congénères.

Futilement, par caprice, beaucoup des résidents de l’enceinte ont brûlés leurs meubles, leurs terminaux d’ordinateurs, leurs vêtements, leurs amants et leurs bâtiments avant leur départ. Les chiffons, le contreplaqué, le carton : ça brûle facilement. La tôle et les panneaux d’amiante, beaucoup moins. Quand même, par-dessus l’enceinte de dix mètres sur cent-mille mètres, on observe une maigre lueur. Un beau jaune qui se noie dans le ciel violacé du crépuscule. Les badauds et les curieux préfèrent cela aux images satellites des cadavres. On les comprend aisément.


Benjamin Morin-Rocolle