Le carrefour aux mille pépins
De mémoire d’homme et de femme, on n’a jamais vu les feux tricolores de ce carrefour passer au vert ou au rouge. L’orange clignote depuis Mathusalem, et il en sera probablement ainsi jusqu’à la Saint-Glinglin.
Le BDPNREDLQDC (Bureau Des Problèmes Non-Résolus Et De La Quadrature Du Cercle) ne prend plus la peine d’ouvrir les lettres et les mails de réclamation à ce sujet : il les entasse tout bonnement sur les étagères Billy de la cave S666 dans laquelle travaille en CDI une vieille dame au nez crochu qui, paraît-il, expose la dernière fournée de réclamations dans la clairière voisine à chaque nouvelle pleine lune.
Le Conseil d’Administration du BDPNREDLQDC a par ailleurs voté il y a plusieurs années l’ouverture d’un Musée des réclamations concernant les feux tricolores du carrefour N4A-D120-Pépinière – dit aussi « le carrefour aux mille pépins » – mais l’ouverture en est sans cesse reportée, le BDPNREDLQDC étant contraint d’y ajouter une nouvelle salle par mois pour y exposer les nouveaux courriers. Un membre du CA a proposé de placer au centre du musée un monument aux morts pour honorer les morts directes et indirectes engendrées par le dysfonctionnement des feux tricolores du carrefour – un artiste local propose que les noms des morts soient écrits avec des led orange clignotantes – mais un représentant syndical s’y est fermement opposé, arguant qu’on ferait mieux d’investir ce budget dans une tentative éventuelle de réparation de ces feux tricolores.
Mais qui sait comment diable fonctionnent ces machins ? Vous savez où elle est, vous, la salle des machines où de braves lutins s’amusent à faire passer les feux du vert à l’orange et de l’orange au rouge ? On a bien tenté autrefois d’examiner les câbles qui relient lesdits feux tricolores à cette fameuse salle que personne n’a jamais su localiser, pour vérifier qu’ils n’étaient pas sectionnés – soit dit en passant ça a coûté une blinde – mais au bout de 317 kilomètres d’analyse, un représentant syndical s’est emporté, affirmant avec arrogance et superbe que si le câble était sectionné, le feu serait tout bonnement noir, il clignoterait en noir sur fond noir comme un tableau de Malévitch.
Les ingénieurs étant à court d’idées, le BDPNREDLQDC a décidé de confier la résolution de ce problème irrésolu, insoluble et insolvable à des artistes de renom, l’art étant à l’évidence la solution postmoderne par excellence pour résoudre les conflits entre citoyen.nes, tisser du lien et apaiser les esprits. Il est vrai que depuis que la petite fille d’Yves Klein a décidé de repeindre en bleu Klein les feux dysfonctionnels, ceux-ci clignotent désormais en vert, si bien que personne ne se sent plus jamais obligé de s’arrêter inutilement en déboulant dans ce fichu carrefour.