Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


L’oscillation

lundi 5 octobre 2020, par AS
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".

Tout a commencé par une vibration, un tremblement qui apparaissait dès que je me mettais en route, me donnait l’impression de m’enfoncer dans le sol. Sur la place du Colonel Fabien, devant le kiosque à journaux, la semi boule blanche du siège du Parti communiste se déformait derrière les barreaux de la grille. Près de la bouche du métro, le trottoir s’amollissait, la chaussée devenait liquide. Surdimensionnée, la colonne Morris penchait par intermittences, prenait de plus en plus de place. Ses affiches pour des films, des pièces que je n’irais pas voir colonisaient le ciel. Je tournais la tête, j’entendais : Je suis le marteau, toi le clou. J’essayais de ne pas écouter, de redresser le paysage. Mais tout m’éblouissait. L’oscillation ne me quittait plus. J’oscillais dès que je me retrouvais dehors, dès que je marchais, dès que je me mettais debout. J’oscillais dans le couloir, dans la chambre, devant mon lit. Par mail, le médecin me dit : Arrêtez-tout. Vous allez vous casser une jambe.

Tout a commencé bien avant. Un an et demi plus tôt, à Paris, rue de la Verrerie, je suis tombée en franchissant un passage piéton, me suis ouvert le genou alors que je me rendais dans une galerie d’art pour voir une exposition d’Agnès Varda, présente ce jour-là et à qui j’espérais parler malgré une fatigue déjà forte. Il faisait beau, j’étais en jupe, jambes nues. Je n’ai pas écouté le présage, suis entrée dans une pharmacie, suis ressortie avec un pansement et n’ai pas rebroussé chemin. Dans la galerie était présentée une cabane de pellicule, une installation faite, non pas de chutes, mais des bobines déroulées d’une copie de film, un 35 millimètres devenu inutile depuis le numérique, recyclé en cocon, en maison aérée. Je l’ai traversée plusieurs fois puis je me suis assise. J’ai observé les visiteurs. Quelques uns s’exhibaient un peu, parlaient fort, attendant de voir l’artiste.
Ornée de tournesols, cette cabane s’appelait La serre du Bonheur. Je vois encore les murs et les deux pans de toit, noirs de loin : mille arrêts sur image. Je n’ai pas abordé Varda, ni seule ni entourée : même sans pansement sur le genou, il était trop tard pour oser.