Temps numérique de l’écriture
mardi 15 décembre 2020, par
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".
(calligramme de Guillaume Apollinaire)
Cette fois, je décide d’écrire à même l’interface, directement dans Nos îles, et non de commencer par utiliser un traitement de textes avant d’effectuer un copier-coller en ajoutant quelques balises à mon article. Ce que je veux écrire comprendra de nombreux liens, voilà ce que j’ai en tête. Mais ce que je recherche, c’est peut-être également le geste initial, celui que la création en ligne a instauré au tout début : taper le texte au cœur du site, le relire au moment de la publication.
Je voudrais parler de cette effervescence de l’espace d’écriture personnel, de la fin des années 1990 au milieu des années 2010, avant que le texte ne se déplace massivement vers les réseaux sociaux et, sans doute, les plateformes d’écriture dédiées. Ces dernières, je ne les fréquente pas, je n’en parlerai donc pas (un tour sur l’une d’entre elles, à l’instant, me rappelle l’époque d’avant le web, quand il fallait passer par les concours de nouvelles dans des revues que, sinon, on n’aurait pas lues, pour se sentir publié.es. J’avoue que je m’en souviens sans enthousiasme et que cette évocation ne me donne pas envie de poursuivre mon exploration, mais peut-être ai-je tort. À 20 ans, c’est sur une de ces plateformes de publication que j’aurais commencé par me rendre, certainement. Il faudrait demander aux gens de 20 ans qui écrivent ce qu’ils en pensent).
(je me souviens du lieu de ma première connexion personnelle, chez moi, à Saint-Ouen, mais absolument plus du moment en lui-même ni de ma toute première recherche)
Je voudrais citer les passeurs, ceux qui arpentaient le web littéraire francophone pour nous rapporter ce qu’ils trouvaient digne d’intérêt et nous pousser à ouvrir telle ou telle page, à visiter tel ou tel site. Je les suivais à peu près tous (ils n’étaient pas si nombreux, au début), par curiosité, puis parce que c’était devenu mon métier.
(remue.net en l’an 2000)
Commencer par François Bon, dont j’étais une lectrice et dont j’avais découvert le premier site personnel, remue.net, qui deviendrait par la suite collectif, parce qu’il ouvrait sans cesse 200 portes à la fois (et continue de le faire, sur son site mais aussi sur Youtube). Un autre site que je consultais souvent : celui qui, anonyme je crois à l’époque, s’intitulait Labyrinthe et était tenu par Christine Genin (dernière mise à jour fin 2008). On y trouvait un index d’auteurs francophones contemporains "publiés papier", avec site ou non. Une seconde page réunissait les créations web, toujours par ordre alphabétique. Une troisième regroupait les blogs que Christine suivait : cela suffisait pour commencer de s’y perdre.
Il faudrait faire l’expérience de cliquer sur chaque lien de ces pages datant de 2007, 2008, et voir ce qui se produit. Il faudrait se demander qui on connaît, qui on a déjà lu et peut-être surtout établir la liste de qui on lit encore et demeure accessible par cette suite exacte de liens. 2007, 2008, ça ne paraît pas si loin. Difficile, cependant, de remonter davantage dans le temps sans chercher des heures — et peut-être en vain — un meilleur annuaire.
Je la fais, tiens, cette liste, avant de poursuivre ma route : d’une page à l’autre, je peux ainsi retrouver Philippe Aigrain, Brigitte Celerier (Paumée), Éric Chevillard (mais je ne le lis plus trop), Fred Griot (dont l’ancien blog fait basculer directement vers le nouveau site), Philippe de Jonckheere (toujours le même Désordre, toujours évolutif depuis vingt ans), Pierre Ménard, Angèle Paoli (Terres de femmes), Lucien Suel, Gilda Fiermonte (Traces et trajets), Florence Trocmé (Poezibao) et Martin Winckler (mais je suivais surtout ses feuilletons par mail, au début des années 2000). En mettant de côté les auteurs qui n’avaient pas d’espace personnel mais une page sur remue.net et ceux dont le blog ou site a disparu (remplacé parfois par un autre blog ou un site, mais pas toujours), le résultat est un peu maigre, en ce qui concerne ma vie de lectrice web d’alors. Autant il y avait déjà mention de nombreux auteurs disponibles en librairie (même si leur présence en ligne n’était pas forcément de leur fait), autant des milliers de pages web ont littéralement disparu.
Je découvre qu’Abondance et Lunettes rouges, deux sites de référence, entre autres, n’existent plus. Je m’aperçois que j’ai oublié Aldus, le blog du livre numérique de Hervé Bienvault, alors qu’il le tient toujours. Écrire ce texte, c’est déjà faire un peu d’archéologie, procéder à des fouilles, celui d’un monde enfoui sous les strates de mises à jour (quel paradoxe), couches sédimentaires où chaque élément en convoquerait un autre, présent ou en creux.
(remue.net en 2019)
Après remue.net et le Labyrinthe, pour en revenir aux passeurs, à la fin des années 2000 j’ai découvert le site de Pierre Ménard, avec lequel j’ai noué plus d’un lien ; celui de Brigitte Célerier, surnommée "la vigie", et qui scanne toujours le web littéraire ; celui de Maryse Hache, qui rebondissait sur les textes des autres pour en faire des poèmes ; Francis Royo, dont je suivais la présence discrète sur Facebook ou Twitter ; ou encore Christophe Grossi, alors libraire "virtuel" pour la plateforme dédiée à ses confrères "physiques" ePagine, présent à une époque où les conseils de lecture en ligne par des professionnels étaient rares. Ces passeurs étaient également écrivains, jonglaient avec plusieurs casquettes.
Maryse et Francis ont disparu depuis, et c’est grâce à Joachim Séné que certains de leurs textes sont toujours en ligne : voir, sur son site relire.net, la page de Maryse Hache, celle de Francis Royo ou encore celle de Ronald Klapka. Sans Joachim, comment y aurait-on accès ?
Christophe Grossi m’a appris, lui, récemment, que toutes ses présentations de livres avaient été effacées du site ePagine. Comment en retrouver trace aujourd’hui ? Francis Royo y avait consacré un article mais ses Carnets d’outre-web, comme tous les blogs du Monde, ne présentent plus qu’une page blanche dont seule l’URL dit encore quelque chose. Il faut se rendre en Belgique pour se faire une idée du libraire d’ePagine que fut Christophe, grâce à une interview des Lettres numériques. Mais sinon ? En fait, c’est parce qu’il est auteur qu’il a encore une place sur le site de son ancien employeur alors que ses chroniques, très travaillées, et ce qu’il écrivait sur son site personnel pouvaient, d’une certaine façon, former un même corpus, ou du moins faire passerelle.
Tout ça tient du vertige et montre bien comment depuis le début il nous faut tracer plus d’une route, lecteurs, auteurs, sous peine d’être engloutis à la fois par la masse et la disparition. On répondra qu’il en est de même avec les médiathèques et c’est vrai : elles désherbent vite, elles aussi (sans parler des librairies).
Place, place !
(Nos îles numériques ne seraient-elles pas faites de nos pas croisés, de nos points de rencontre, de nos sillons, de nos allers-retours ?)
Je n’ai pas dit le quart de ce que je voulais écrire. Je n’ai pas parlé de tout ce que nous avons produit ensemble et séparément, auteurs, lecteurs, créateurs de sites, musiciens, photographes, vidéastes, plasticiens... La stimulation que c’était mais aussi la fatigue, qu’on ne réalisait pas. Nous produisions sans cesse. Nous extirpions de nous-mêmes des pensées et des émotions que l’immédiateté de la publication et de la réception rendait vibrantes et libres. Cette immédiateté nous semblait légèreté, loin de ce qui avait précédé le numérique — la lourdeur de l’attente, de la hiérarchie, des autorisations, des simulacres de reconnaissance. Nous naviguions dans un puits sans fond, avions l’impression d’une corne d’abondance — j’idéalise sans doute mais comme je me suis toujours tenue à l’écart des querelles d’ego, des petits combats de coqs, c’est bien ainsi que je m’en souviens. Mais nos corps suivaient-ils ? Le pouvaient-ils ? Et ne vivions-nous pas en partie en vase clos tandis que nous inventions les vases communicants ?
(car au-delà, a priori : un vide. Espace en trop petite expansion que cette création rhizomique pour ne pas risquer l’épuisement)
Je n’ai plus le temps de développer si je ne veux pas rater la prochaine mise à jour des îles. Je ne veux pas faire trop long, non plus. Alors je copie-colle cet article dans mon traitement de textes pour ne pas risquer de le perdre et l’ajoute sur mon propre site. J’effectue le geste à l’envers, à l’endroit. Et je me prends à rêver, encore, toujours et malgré tout, du livre que nous pourrions écrire à partir de nos textes situés dans cette grande page, une fois le projet à son terme. Dans mon esprit, au moment où je tape ces mots, ce livre pourrait ressembler au calligramme d’Apollinaire : une île solaire, en quelque sorte.