L’interruption
dimanche 15 novembre 2020, par
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".
En 2000, nous étions une trentaine à travailler pour cette start-up américaine près des Champs-Élysées, rivés à nos ordinateurs. Scanner le Web à longueur de journée pour dénicher les meilleurs sites, en produire des résumés, les ranger dans des catégories d’annuaire dont il fallait, par la même occasion, développer l’arborescence : on nous surnommait les joyaux de la couronne, ceux qui donnaient sa valeur au produit.
Pas le temps, bien sûr, de s’attarder, de dériver plus de quelques minutes sur un site au contenu qui pourrait nous intéresser puisque nous étions chaque jour soumis au nombre de résumés à entrer dans la base, nombre susceptible de varier, nous avait-on prévenu. Jamais il ne fut plus élevé que le maximum attendu. Jamais nous ne dûmes travailler douze heures de suite, par exemple – nous savions, à l’embauche, que ce serait possible. Mais le travail de recherche, de surf d’une page à l’autre, de passage en revue des sites de référence dont il fallait extirper les listes de liens (cliquer, vérifier, choisir, rédiger) se suffisait à lui-même. Habitués à lever le camp dès que nous avions bouclé les 45 résumés, nous traînions rarement. La vitesse de réaction faisait partie des qualités qu’on attendait de nous lors du processus de recrutement (test écrit / entretien en français / entretien en anglais /ouf). C’était valable aussi lorsqu’il s’agissait de quitter les lieux. Une fois la porte de l’immeuble années 30 fermée, c’était fini : le travail restait dans les murs, on ne l’emportait pas avec soi.
Arriva cette nouveauté : « Checkez vos mails ! ». « N’oubliez pas de checker vos mails ! », une demande répétée de plus en plus souvent, à voix haute, en passant une tête, par notre responsable française. Nous travaillions à trois ou quatre dans de petits bureaux, tous facilement accessibles. La salle de réunion, la cuisine étaient à deux pas. Pourtant, il fallait « checker ses mails » pour savoir, à la seconde, ce que la direction voulait. Nous n’avions pas, alors, le réflexe d’ouvrir la boîte de réception cinquante fois par heure. Nous nous contentions de surfer.
C’était l’époque de 99 francs de Frédéric Beigbeder, qui racontait comment, publicitaire, il écrivait son livre au lieu de travailler pour se faire virer de son boulot.
C’était celle de l’essai Les Intellos précaires, que nous avions tous lu, nous pour qui ce CDI en start-up était souvent le premier (ce fut d’ailleurs le seul, en ce qui me concerne).
Ce serait, quelques années plus tard, celle de L’Open space m’a tuer, premier des ouvrages grand public sur le burn-out numérique.
Nous avions constitué une petite bibliothèque en compilant les chèques cadeaux de la Fnac qu’on nous avait donnés, ce qui gênait la direction. Je ne sais plus pour quelle raison juridique mais les petits bonus qu’elles nous octroyait par moments devaient, par obligation, s’évaporer dans la nature : gourmandises avalées, fleurs fanées, il ne fallait pas capitaliser autre chose que des kilos à perdre. Des livres, c’était déjà trop.
Nous préférions lire sans nous arrêter plutôt que checker nos mails. De là venait notre culture. Nous avions encore les nerfs, la concentration de le faire.
Un jour débarquèrent de nouveaux venus, des commerciaux – uniquement des hommes – chargés de rentabiliser l’annuaire, de lui ajouter une valeur marchande dont visiblement il manquait. Comme un immeuble parisien, il fallait désormais le vendre à la découpe, le tronçonner en petits morceaux pour que chaque résumé puisse être, non plus écrit en fonction de la qualité des sites que nous avions élus, mais rédigé afin de mettre en avant ceux qui nous payeraient pour le faire : des clients soucieux de voir remonter, contre rémunération, leurs pages web dans les catégories de l’annuaire.
Ces commerciaux se mirent rapidement à nous regarder de haut, nous les littéraires, les scientifiques, les artistes. Le mépris était réciproque. D’ailleurs, ils ne me reviennent que maintenant, ces types à chemisettes qui croyaient que les femmes de l’équipe se jetaient sur les magazines féminins (perdu) et qui, si le bureau parisien n’avait pas fermé, auraient certainement tenté de prendre le contrôle. Ils s’imaginaient que nous allions gérer pour eux le café de la cuisine et les petits gâteaux : ils se trompaient (c’était peut-être avant leur arrivée furtive mais je me souviens d’un voyage à la mer qui fut envisagé pour fédérer l’équipe. Simplement, elle commençait à s’en foutre, l’équipe, elle aurait préféré de l’argent à dépenser comme elle voulait plutôt que d’être soudée par un voyage en bus).
Dans la boîte mail, après les bonnes surprises (« rendez-vous dans le salon pour une dégustation ! ») arrivaient maintenant les convocations pour des entretiens préalables aux licenciements. On ne pouvait pas leur répondre : on ne savait pas qui, de San Francisco, d’Amsterdam ou de Londres, nous les envoyait – qui était notre chef, en réalité. Chaque ville se renvoyait la balle. Il y eut une première vague de départs. Nous fumes moins nombreux dans les beaux locaux années 30. Chacun récupérait le travail d’un joyau disparu. L’annuaire devenait fantôme. Quel intérêt de checker ses mails ?