Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


La chute

dimanche 1er novembre 2020, par AS
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".

Tout a commencé peut-être vingt ans plus tôt. Je travaillais alors pour la filiale franco-britannique d’une start-up américaine qui n’en était pas une, enfin, pas exactement : conçue en Australie, développée à San Francisco, elle avait ouvert des bureaux à Paris gérés à Amsterdam – ou à Londres, je n’ai jamais bien su. Une entreprise qui n’avait rien d’une « jeune pousse » montée à trois dans un garage de banlieue (tel devait être, pourtant, le storytelling d’origine, j’avoue que je ne m’en souviens pas) : les locaux avaient été loués dans un immeuble années 30 près des Champs-Elysées et quand les patrons américains débarquaient (je me rappelle un type d’une vingtaine d’années en surpoids, T-shirt et casquette, comme de juste), c’était pour se plaindre de l’étroitesse des lits du Royal Monceau, le palace situé à côté.

C’est là que j’ai appris les expressions open space, marque blanche, joint-venture (union de deux entreprises dans un but commun, ce que nous formions avec British Telecom, prononcez Bi-Ti, afin de créer le meilleur annuaire internet du monde). On disait dot com et non pas point com pour parler de l’extension d’une URL. Les horaires étaient variables en fonction du travail à fournir et de nos modes de vie. Nous étions payés à l’heure mais nous travaillions à la tâche : sitôt bouclés l’exploration du web et les 45 résumés de sites web à rédiger pour nourrir l’annuaire, chacun pouvait partir sans demander son reste. Certains arrivaient à 7h, d’autres à 11. Certains restaient tard, d’autres rentraient chez eux dans le milieu de l’après-midi. La direction savait que nous avions une vie à côté. C’était même la raison pour laquelle nous avions été embauchés, surdiplômés pour un travail un peu débile. Dans notre seconde vie, nous dansions, jouions de la musique, écrivions, participions à des colloques. Chaque mercredi, une masseuse japonaise montait dans les bureaux, s’occupait de nos épaules. Quand nous avions bien travaillé, la direction de Paris nous offrait des fleurs, des pâtisseries. On nous parlait de stock-options, là aussi un terme nouveau. C’était cool. Il fut même question d’une formation à San Francisco. Nous aurions pris l’avion ensemble, nous commencions à y rêver. Et puis un mardi, ce fut la chute. Chute des cours de la bourse, que nous découvrions en direct sur Google (ce Google qui allait nous manger tout cru), réunis devant le même écran ; chute que, sur le moment, nous n’avons pas su à quoi attribuer avant d’apprendre, en début de soirée, qu’elle était corrélée à celle des tours de Manhattan.

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(vidéo : la partie aérienne du trajet menant de chez moi aux locaux de la start-up en question en 2000-2001, filmée avec une petite caméra numérique d’emprunt six ans plus tard, trajet durant lequel j’ai écrit — dans un carnet que j’emportais chaque jour — mon premier livre paru : Fenêtres open space, sorti en 2007)