sujet (obligatoire) par Piero de Belleville
lundi 1er février 2021
Que de temps retrouvé ! Afin d’objectiver un peu ces perceptions illusoires, j’ai fait le compte (hier était une journée à peu près normale (je ne sais pas non plus ce que ça peut bien vouloir dire), ordinaire si tu préfères (c’est déjà mieux) mais sans travailler au
dehors, déjà), historique du jour donc en consultation nombre de pages (il faut dire aussi que le moindre passage par gsv coûte de l’ordre de dix points) ; or donc mails 49 ; rezosocio (1) 11 ; blogs 52 ; plwe 32 ; recherche touzazimuts 27 (plus wiki 5) ; actu 3 ; lecture textes atelier 7 ; musique 10 ; pro (urssaf) 3 ; banque 7 ; gsv 445 une journée normale (encore qu’elle ne le soit pas vu qu’on est en réclusion de 6 à 6)
cette période est haïssable
en vingt, durant son mois de mars (en sa fin, à partir du 18, exactement) le foyer n’a plus disposé de connexion à internet – ça a duré un moment, peut-être bien jusque mi-avril, une possibilité minimale de cinquante mégas (autant dire rien : une fois les mails et une consultation de sites, gardées pour le travail – parce qu’il y avait travail quand
même si tu veux), je me souviens parfaitement de cette voix à l’autre bout du téléphone qui faisait « restez avec moi » (c’est quelque part dans le journal d’alors), mais oui, restez avec moi… pour une connexion de cinq gigas (et dix euros par mois), plus quelques « gestes commerciaux » (d’abord un giga, puis cent tout à coup) (« pour faciliter le travail » m’a dit le type - il était au Sénégal (j’ai demandé), « restez avec moi » était au Maroc) (j’ai demandé aussi, oui) au téléphone, le 7 avril, puis plus tard, il y en avait un peu plus, il y avait aussi beaucoup plus de travail – mais durant ces moments de vide, je lisais et j’écrivais (on lira avec profit une centaine de billets dans « ce qui nous empêche ») (on mettra au besoin, même, un lien) durant le travail, les frais de connexion, ceux de mises à disposition du matériel et des locaux, l’électricité le ménage la cantine tout ça est à la charge du salarié (il y a eu ensuite des négociations avec les employeurs, tu sais comment c’est « on ne savait pas, oui, il faut faire quelque chose » etc.) (les maladies professionnelles, les troubles musculo-squelettiques, les pétages de plombs, les cris des enfants ou des vieux (ceux-là sont plus silencieux, ils sont parqués en asile, les établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes gardaient un silence de morts - et tu crois qu’on va oublier ?) tout ça, c’est inutile d’en parler, ça ne sert à rien et ça n’est ni efficace ni positif - (je ne dispose pas du statut de salarié) ça s’appelle le (télé)travail qui est du même ordre (je veux dire de maçon) que la (télé)vision – il ne me manque rien, je te remercie (dieu merci aurait dit ma grand-mère) (je l’aime toujours) – j’avance quand même j’imagine cette merveille sans les autres – parce que, au fond, le virtuel a beau l’être, il n’en est pas moins fait des autres (les crapules comme les amis, les nouvelles comme les vieux marronniers, le reste du monde les voisins, les agents, les sujets, tout y est) (ceux qui sont automatiques gisent au fond de la nuit mais emplissent les dossiers « indésirables ») – tu sais qu’on y travaille ? Sur une autre fenêtre, maintenant, en ce moment même, se déroule une réunion, tout le monde est
là, tout le monde écoute (on a fermé les caméras, on a fermé les micros, mais tout le monde est là) – alors s’autoriser, tu repasseras s’il te plaît ? j’ai du boulot – en vrai non, mais j’en cherche (dl2v mais aussi ailleurs) – je cherche je trouve disait l’autre – ces temps-ci, je lis des livres (je les ai achetés d’occasion chez momox, une boite allemande il me semble – sûrement adossée à amazon car qui, dans le livre, ne l’est pas ? ces temps-ci je veux dire ? Et merci qui ?) – blague à part (mais ce ne sont pas des blagues et je ne rigole vraiment pas), trois jours huit ou trente ça ne change rien : s’il y a de l’électricité sur Milos, je branche l’ordi (je suis allé te chercher une photo de la promenade pour que tu te rendes compte, je la poserai au journal plwe le 31) et je me mets à écrire (j’ai des projets – il y a des courses à faire, des olives du poisson, des légumes et les enfants pas trop loin – il y a les amis sur le port, l’ouzo et les pistaches) (il y a des choses qui sont sérieuses,
d’autres qui le sont moins) – s’il n’y en a pas (de l’électricité, c’est important tu sais) j’ai mon carnet j’ai des stylos, ne vas pas me dire que ça aussi ce serait prohibé (il ne se passe jamais rien, tu sais bien) alors j’écris quelque chose quelque part au sujet de cette époque-là, dont je me souviens encore parce que ma mémoire n’est pas encore complètement effacée – les livres ont pour argument des biographies de producteurs de cinéma, des actrices de cinéma, des photographes, des opérateurs, des réalisateurs, non – mais je trouverai des choses sûrement, comment c’est sans doute le problème
– c’est surtout ça le problème, c’est celui de l’information – s’il y a encore le téléphone, j’appelle mon frère, s’il n’est pas dans la maison d’à côté (ainsi que mon oncle et son frère, une année - était-ce soixante quatre – le troisième frère subissait quelques déboires sentimentaux) et je lui demande s’il se souvient du chef-op de Moderato cantabile, celui de Peter Brook il me demande, j’y dis oui, ah Thirard oui – et on parle comme on parlait à la terrasse du Paris-Rome de Jouvet qui caresse la tête de son môme adopté à la fin de Quai des Orfèvres, ou de la biographie plus ou moins ordurière du patron (derrière ce mot, mettez qui vous voulez) (moi c’est Renoir) (Jean) – il y avait une chanson qui faisait « embrassez qui vous voulez » tu te rappelles ? - il y avait aussi cette réplique « vous êtes quelqu’un dans mon genre » à Simone Renant) - une autre époque ? Il y avait un jour (une fois si tu préfères) dans un commentaire (sic) « vivre avec son temps… on peut essayer de le traverser en ignorant, sauf pour l’indispensable, ce qu’il a de laid et de futile (le notre en avait sa part aussi) » pour convaincre j’avais changé de police...(ça ne se voit pas, là) – pour continuer, j’ai changé de musique (il y avait Moondog, j’ai mis Chopin et quelque nocturne) – une autre époque ? est-ce que ça veut dire ne plus acheter de livres neufs ? il y avait parfois sur certain carton, des films inspirés d’Alexandre Dumas, c’est mon souvenir, il y avait écrit ces mots « deuxième époque » - il y avait aussi des personnages différents, il y avait des distractions moins onéreuses sans doute aussi – on fumait des Craven, on regardait passer le temps, Brel écoutait pousser ses cheveux – est-ce que ça aurait changé quelque chose que le téléphone ne soit pas branché et que je n’entende pas l’une de mes sœurs me dire « regarde » (il était trois heures et quelque de l’après-midi, je revenais avec les filles du conservatoire) « il y a des avions qui se jettent sur les tours... » - j’ai peur que non – ça aurait changé quelque chose que dans la gare de Bologne,
c’était un samedi matin et le monde du nord du pays s’en allait en vacances, un peu avant dix heures et demi, un deux août – non, je crois non, rien - que sous les tables des cafés, à Alger, les bombes se déclenchent, que des ponts de Paris on jette dans la Seine des Algériens, c’était un mardi, un dix-sept octobre, j’ai peur que non – je suis
revenu ici, j’ai mis sur mes oreilles mon casque, j’ai écouté de la musique – vivre avec son temps, oui, voilà c’est ça – tu vois, ce n’est pas tellement que les outils changent, ce n’est pas non plus qu’il en soit autrement des hommes et de leurs guerres, et de leurs perversions, de leurs armes qu’elles soient blanches ou pires, non, ce n’est pas tellement ça qui me préoccupe, mais simplement essayer de garder les yeux assez ouverts pour me rendre compte et parvenir à me savoir vivant – voilà six épisodes que ces outils, leurs histoires, leurs fonctions, leurs usages et leurs utilités sont mis.es sous la loupe de notre mémoire et de ses réminiscences forcément viciées passées gommées, nous avons des choses à faire, et à dire et à partager – je veux bien tenter de croire qu’on peut améliorer la fluidité des relations, ou que les visages (reconnus par ci par là par l’autorité – tu sais, celle qui autorise) nous disent quelque chose, je sais bien que hors de notre propre conscience, point de salut – je veux bien aussi tenter d’imaginer que sans les autres la vie serait possible, ou utile, ou importante, mais si nous restons seulement environnés de quelques écrans stupides, de quelques machines intelligentes, ou pas ou peu, j’ai bien l’impression qu’il n’en serait de rien
Piero de Belleville