L’accident, par Thierry Beinstingel
vendredi 15 janvier 2021
Tout avait plutôt bien commencé, son portable l’avait tiré du lit avec sa chanson préférée via son appli Dailysong, il n’avait cessé de la siffloter en buvant son café, tout en égrainant avec son pouce les actualités du jour : Macron serrait la vis, Trump faisait des siennes, on avait retrouvé une hyène sur le toit d’un garage à Morogoro. En chemin vers la gare, il se demanda où d’ailleurs se trouvait Morogoro. Il allait chercher sur Google, lorsqu’un SMS lui parvint : Bien dormi ? Moi, oui. La petite photo de Nath s’affichait en icône. Il répondit tout en passant son Navigo : Super ! Moi aussi. Dans le compartiment, il allait ajouter à Nath une phrase sur le week-end qui s’approchait, mais il s’absorba à répondre aux discussions WhatsApp qui avaient déferlé pendant la nuit. Sa mère d’abord, puis les cercles d’amis, son patron qui lui rappelait de ne pas oublier le dossier de l’auto-pont, enfin les anciens de l’école d’archi qui prévoyaient leurs retrouvailles. Ah merde, c’était samedi ! Avec Nath, ils avaient prévu d’aller au salon High-Tech, porte de Versailles. Il s’affaira à répondre (Désolé les mecs, je serai absent cette année, salutations), puis effaça la ligne, demanda l’adresse du resto, prévint qu’il ferait son possible pour venir. Il en était à consulter les « conneries Facebook » (comme disait Nath), lorsqu’il aperçut dans un coin ce type, un de ces travailleurs de la nuit, avec un sac en plastique pendu à son bras. Discrètement, en faisant semblant de consulter son mobile, il prit deux photos : c’était pour Eva, une copine rencontrée sur Insta, toujours friande de « tronches » comme elle disait. Et celui-ci lui plairait avec ses rides profondes, son air harassé, ses épaules rentrées et son petit sac minable. Donc Facebook : le reste du trajet se passa à faire défiler les infos : Laplace, la photo de la hyène à Morogoro ; Gentilly, une vidéo de chat ; Cité U, deux pages de blagues. A Denfer, il s’attarda sur Twitter : son ami Ben lui demandait de relayer une pétition. A Port Royal il retweeta l’info. A Luxembourg, il s’aperçut qu’il s’agissait d’une protestation émise par un groupuscule d’extrême droite homophobe. Portable en main, il sortit de la station, il en était à se demander comment rattraper son erreur lorsque, rue des écoles, une camionnette de blanchisserie le renversa.
A l’hôpital, les radios révélèrent une fêlure du scaphoïde avec l’élongation d’un muscle de l’éminence thénar, le musculus abductor pollicis brevis. L’interne lui signifia qu’il avait eu de la chance, c’était un moindre mal, mais il lui faudrait supporter un plâtre pendant au moins 4 semaines. Il allait saisir son portable pour vérifier le diagnostic, mais l’interne lui demanda de rester allongé et de ne pas bouger pendant qu’on lui immobilisait l’extrémité du bras. L’opération dura près d’une heure. Lorsqu’il pût enfin s’asseoir et découvrir sa main, il eût la surprise de la voir entièrement recouverte des bandes plâtrées, depuis le coude jusqu’à son portable qu’il n’avait jamais lâché. Le jeune interne exultait, avec un rire de hyène : Dans notre jargon, on appelle cela la fracture numérique !
Thierry Beinstingel