L’autre bout de la France
dimanche 15 novembre 2020
Nous avions dix ans quand nous apprîmes que C. irait vivre à l’autre bout de la France.
Plus jeunes, nous nous étions envoyé des cartes postales : Savoie vers Saint-É. ; Vendée vers Saint-É ; Morbihan vers Saint-É (etc). Les cartes étaient des photos de nos lieux de vacances magnifiés par des couchers de soleil, des chatons, des fleurs, des chiots en écharpes de laine.
À onze ans, séparées par plusieurs centaines de kilomètres, nous ne nous sommes que rarement téléphoné. Nous nous écrivions de longues lettres parfumées ; llustrées. Avec, parfois, des cases à cocher. Et, souvent, des stickers : petits animaux dorés, reliefs tendres. C. utilisait une encre pailletée ; je disposais de mon propre papier à lettres.
Je ne peux pas exactement me souvenir de la première fois que j’ai envoyé un mail à C. ; j’étais trop jeune, alors, pour que ma mère accepte que je me crée ma propre adresse : elle me prêtait la sienne.
Notre correspondance n’était plus vraiment privée. Le choix de polices remplaçait les paillettes de nos encres ; nous ne nous privions pas des dégradés de couleurs, que nous réalisions lettre à lettre. J rose pâle, T fushia, D violet, R, presque noir.
Sur MSN, puis sur nos skyblogs respectifs, nous étions liées à toutes celles de notre âge qui, pareilles à nous, se connectaient le soir sur l’ordinateur familial. Nos usages se fondaient dans la masse ; les hyperliens de nos blogs renvoyaient vers des pages youtube à la fois conformes et originales. Nous étions, surtout C., de savantes équilibristes de la distinction adolescente : un sac Eastpak, mais à motifs ; un groupe de rock, mais indépendant.
Les goûts musicaux de C. n’arrivaient à Saint-É. qu’avec plusieurs mois de retard ; à la pointe de toutes les modes, elle m’initiait dans ses lettres, puis sur MSN, à des joies nouvelles. Ses explorations numériques n’étaient pas en reste. Lorsqu’elle me créa un profil sur netlog, en 2006, les expressions "réseau social" et "web 2.0" nous
étaient encore inconnues. Lorsque, quelques mois plus tard, elle nous inscrivit sur Facebook, nous n’eûmes pendant plusieurs mois d’autre contact qu’elle, que moi. Nous nous glissions sur le mur de l’autre pour l’inonder de messages tendres. C’étaient des tendresses secrètes qui ont dû, aujourd’hui, disparaître de la masse de données conservées par la plateforme.
Les années ont passé. C. poste des stories sur Instagram qui ne me sont pas exclusivement destinées. Elle m’envoie de longs messages vocaux sur Whatsapp ; 2 minutes, puis 10, puis 20 ; elle a ouvert un serveur Discord.
Quelquefois, je retrace en pensées l’histoire de nos échanges. Je ne peux pas bien dire comment leur matérialité nous a façonnées, enfants, puis adolescentes, adultes enfin. Certains avaient le goût du mystère ; d’autres étaient archivés dans des pochettes en carton. Dans un mail de 2008, que je ne trouve qu’en tapant le prénom de C. dans la barre de recherches, je peux faire l’archéologie de nos abréviations : bsx / jtm / jtdr / ptdr – formules de la tendresse. Ce qu’il y avait de contrainte économique dans ces suites de trois ou quatre caractères, je ne m’en souviens plus. Nos lettres papier s’étaient, elles aussi, pliées à l’exercice : mdr / lol / jpp / jtm tro / cc !
Marie-Anaïs Guégan