Des regards
mardi 15 décembre 2020
Je me souviens d’un court-métrage, dans lequel S. avoue ne plus s’ennuyer, jamais. Le temps de l’ennui, c’est du temps de batterie faible ; ou du temps, encore, passé dans l’eau. Du temps passé nu·e, par exemple, ou du temps passé dans la forêt.
Je m’étais dit, face au visage de S., que c’était là sans doute une expérience commune. Si je marche dans la ville, c’est téléphone en main ; je gère le bon déroulement de la playlist musicale. Je capte le regard d’hommes âgés, de femmes âgées : iels me désapprouvent ; je devine leur pensée.
Je pense de moins en moins au regard désapprobateur des personnes âgées qui croisent ma route. Je scrolle d’un doigt ; et du regard, je déambule le long des façades des immeubles, ou le long de la Seine, ou même, parfois, le long des lampadaires.
Je peux avoir Paris, et le reste en prime ; les derniers poèmes sur le forum, les notifications sur twitter, les mails. La musique, et Paris. Je suis une marcheuse qui rêve, et dont l’aliment, dans le rêve, est en partie numérique. Ça n’a pas d’importance. Ça n’est sans doute pas compatible avec ce qu’on dit des marches citadines ; ça n’est sans
doute pas compatible avec ce qu’on dit de l’addiction aux outils numériques. Il existe une dramaturgie du téléphone portable qui interdit qu’on le mêle, comme acteur, aux marches citadines.
*
Les jours de la semaine, A. et moi travaillons ensemble, au café. Sur les tables en bois, dans le bruit du café qui chauffe, nos deux ordinateurs sont ouverts. Je navigue. Je repense souvent au titre de l’essai de Kenneth Goldsmith, Wasting time on the Internet, et plus encore, je pense aux premières pages de cet essai. Il écrit une session de navigation ; il clique sur des liens bleutés, suit une intuition de page en page, éprouve beaucoup d’excitation, et un peu de tristesse. Je ne saurais pas comme lui écrire ce que je vis dans le café, assise en face d’A. ; et pourtant, je découvre des idées, des pensées, des choses minuscules qui feront l’aliment de ma thèse. J’imagine volontiers qu’A., elle aussi, navigue, et peut-être nos deux navigations parallèles se rencontrent-elles parfois.
*
Il y a aussi les navigations du soir. Elles ne sont pas liées au travail ; elles ne sont pas légères et intermittentes, comme celles des longues marches. On est dans le bureau, parmi les livres et la lumière douce. On écrit, on lit, on commente. On tape sur le clavier, avec abondance. On s’implique, beaucoup ; on n’est plus lurkeuse. On répond, puis on initie – on gère même des conflits. Il existe tout un nuancier subtil qui va du simple scroll à la rédaction d’articles de blog, j’imagine.
Marie-Anaïs Guégan