Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


Infini

dimanche 1er novembre 2020, par JS
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".

Sur le web, le scroll infini, c’est descendre en bas d’une page qui n’a pas de fond. Le cercle de rafraîchissement est celui de l’enfer. "Je termine ce chapitre avant d’éteindre la lumière" n’a plus de sens. Il n’y a plus qu’un seul interrupteur, celui pour allumer. On ! On ! On ! Play ! On n’éteint jamais. Toujours plus bas. Toucher le fond pour donner une impulsion et remonter ? Impossible.

Attention : c’est une invention merveilleuse. Un génie ergonomique. La pagination est un modèle pré-web de pensée ergonomique. La page infinie a beaucoup plus de sens. Sa seule verticalité nous rappelle qu’il s’agit d’un site dédié à la consultation, à la navigation, à l’échange (parce qu’on trouvera des commentaires tout en bas), à la profusion aussi (ça ne coûte pas plus de papier de faire une page mille fois plus longue), et ce n’est pas inventé pour les réseaux sociaux mais au départ pour le site de son créateur, son blog, (disparu depuis), à fins de démonstration.

Crédite-t-on les inventeurs d’algorithmes ? En 1962, Jack E. Bresenham invente l’algorithme permettant de tracer un segment entre deux points sur un écran matriciel. Applications en recherche, en calcul, ou dans le domaine du graphisme et des jeux vidéo. Son nom est inconnu, la ligne trop évidente, cachée sous les masses d’autres algorithmes nécessaires pour afficher la moindre image. En 2006, Aza Raskin invente le défilement infini, qui charge le contenu à mesure que l’on descend, et vide de la mémoire ce qui disparaît au-dessus, permettant une navigation fluide, naturelle serait-on tenté de dire. France Info rapporte que l’inventeur comparait en 2019 son invention "à un verre qui se remplirait sans cesse par le fond, nous faisant boire", dit-il, "beaucoup, beaucoup plus". Il regrette sa découverte qui s’est transformée en maléfice, faisant perdre dans le monde, en temps, "l’équivalent de 200 000 vies par jour", tombées dans le puits sans fond.

Le défilement virtuellement infini existait alors déjà depuis plus de trente ans dans les jeux vidéos. Dans Speed Race de Taito en 1974, une borne d’arcade avec volant sport à trois branches vous permettez de piloter une Formule 1 de quelques pixels, la route défilant de haut en bas jusqu’à la ligne d’arrivée. Horizontalement, Atari sortait Defender, un jeu de tir dans l’espace, en 1980. Dans ces jeux la fin du niveau, l’accident, la mort du joueur, marquaient l’arrêt du défilement, en même temps que la victoire, la ligne d’arrivée, l’éradication des vaisseaux aliens.

Mais s’il n’y a pas de but ?

 
La page infinie est un rêve d’ergonomie, de découverte. Poser une question sur un sujet et en parcourir toutes les ressources, et même plus : indéfiniment. N’importe quelle recherche donne un résultat navigable. C’est d’ailleurs une caractéristique des intelligences artificielles : ne jamais dire "je ne sais pas". Toujours fournir une réponse. Et l’éternité pour les lire. Mais son utilisation s’est surtout développée dans les réseaux sociaux : Instagram en particulier, balayer sans fin tous les paysages, tous les visages, tous les repas possibles, tous les chiens et les chats.

La page infinie est aussi un rêve marketing. Si l’on reprend l’exemple du jeu vidéo d’arcade, ces bornes placées dans les cafés ou les salles de jeu dédiées, on peut imaginer un jeu sans fin, présentant toujours de nouveaux ennemis, de nouveaux labyrinthes, permettant au joueur de remettre indéfiniment de l’argent quand il perd. L’intérêt pour les sociétés de réseaux sociaux et de garder les yeux de leurs produits (nous) plus longtemps à l’écran pour enregistrer nos clics, likes, intérêts, et les revendre aux sociétés qui placent de la publicité sur les parois de ce gouffre.

La page infinie est aussi un rêve de création. La grande page dans laquelle ce texte a été publié en est un exemple. Pouvoir ajouter du contenu, poser un texte à côté d’une photographie, mettre une vidéo un peu plus loin, proposer un labyrinthe où se perdre. C’est le travail de Philippe de Jonckheere sur son Désordre et la plus grande page à ce jour, qui se charge automatiquement à mesure que l’on défile (verticalement et un peu vers la droite, peut vous prendre entre 9 et 20 heures (?) d’affilée si vous lisez, écoutez, regardez, tout, ou plusieurs mois à raison de quelques minutes par jour) est ici, et une autre infinie dans le temps est (chaque minute qui passe affiche aléatoirement des photographies prises à cette heure-là précise et disponible sur le Désordre).

La page infinie est aussi une métaphore de la dépression. On glisse lentement tout au fond, espérant trouver quelque chose, soit un espoir, soit un signe final. Mais il y a toujours plus loin où tomber. Et pendant que l’on tombe, on se remplit le vide existentiel de contenus, de phrases postées, de titres au contenu qu’on ne lira pas, de photographies, et pendant ce temps il n’y a pas soi, il y a un remplissage permanent, comme ce verre dont parle Raskin. Quand on est vide on cherche à se remplir. Quand on est en situation d’être rempli, est-ce que cela force un vide en nous ?

La page infinie peut aussi s’arrêter. Si l’on relève la tête de l’écran, ou si l’on ouvre le clavier. Marcher ou écrire bloque le flux. Mais quand on écrit : ajoute-t-on au flux ? À la dépression des autres ? Comment s’en sortir, la tête haute, précisément ? Face au défilement sans fin du ciel pendant une longue promenade.