D’une bibliothèque au Néolithique.
mardi 9 février 2016
9 janvier 2016
Me voici à Montigny-sur-Loing, accueilli par Sabine Loumiet dans sa magnifique bibliothèque. Je m’installe dans la réserve, tandis que Mathilde installe ses routes et territoires avec Pierre, Claire et Florence, en vue du vernissage de son exposition Ce qui a lieu. Je prends un livre au hasard, espérant retrouver ces actes notariés du XIIe siècle — découverts en juin dernier lors d’une visite de la communauté de communes qui allait nous, L’aiR Nu, accueillir en résidence — XIIe siècle, ou XIIIe, des lettres, des titres de propriétés, ainsi que ma mémoire l’avait enregistré. Je trouve presque ça, des lettres du XIIe, entre seigneurs de domaines, le roi. Et puis ça ne parle pas de propriété, de cadastre. Je pourrais écrire avec ça, mais ça ne va pas et au lieu de changer de volume pour celui que je crois avoir vu en juin, dans les premières pages de ce volume là, le Néolithique attire mon attention. Et aussitôt, comme installé, attablé, en pleine forêt à l’un de ces polissoirs décrits, j’écris comme au hasard, oubliant le son, les bords, les frontières.
Bulletin d’art et d’histoire de la vallée du Loing.
Numéro 2, année 1999.
Texte d’Alain Bénard, Anne Dutour et Nicole Paupardin.
Les treize polissoirs de Poligny, Néolithique.
Polissoir : Instrument ou machine servant à polir et qui, selon les corps de métier, peut être une meule (coutellerie), une brosse (ébénisterie) ou un outil d’acier (serrurerie) etc. — TLF
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Page 7, cette très belle phrase :
les ateliers de polissage sont étroitement liés à la géologie de la région où les grès affleurent.
Écrire : polir un texte jusqu’à ce qu’affleurent les roches sédimentaires ?
Il y a - 3500 à - 3000/1800, c’est à dire il y a 3800 à 5500 ans.
Le polissage comporte deux phases :
- celui des flancs des haches qui créent des surfaces polies et peuvent se transformer en cuvettes après un usage prolongé.
- celui du tranchant qui détermine de longues et profondes sillons.
Aussitôt une image naît, celle d’un ancêtre préhistorique — que j’ai coutume d’appeler Arthur Maçon (lire l’épisode précédent), un représentant quelconque et intemporel de l’humanité, subissant le monde et lui infligeant sa présence, dans tous les temps passés, présents et futurs — accroupi devant le polissoir — nul doute qu’Arthur Maçon a prénommé ce polissoir comme on nomme un outil, un objet, un doudou, un animal, un être animé non doué du langage quoique particulièrement cher — frottant soigneusement une pierre sur le grès d’Emma ou d’Achab, la faisant aller et venir dans le sillon aménagé, aller et venir, qu’on évitera, comme on le lit souvent de mouiller d’eau sablonneuse [1], ç’aurait peut-être été de ce sable non loin qu’on emportera plus tard à Murano pour y polir les verres les plus fins et les plus purs que l’humanité produira jamais — sur cette planète en tout cas. Un geste qu’il m’est difficile d’imaginer autrement qu’avec ma connaissance des gestes que le corps humain peut faire, et il n’y a pas lieu de penser que les gestes de cet ancêtre soient différents, et d’ailleurs Arthur Maçon est à la fois l’ancêtre et le contemporain, et les gestes sont de toute éternité les mêmes pour qui doit les faire, des plus simples (marcher, se baisser, ramasser un caillou) aux plus complexes (casser une noix, piéger un cochon, faire cuire un œuf, en poster la photo par Instagram). Devant un tel polissoir, qu’on me donne une pierre à tailler et mon corps apprendra la position du premier polisseur, il faudra du temps, beaucoup d’essais, tout comme si demain la civilisation telle qu’on la connaît disparaissait après un typhon…
Typhon, fils de Tartare et de Gaia, sa tête touchait aux étoiles, ses bras étendus touchaient l’Orient et l’Occident, et au bout de ces bras il avait cent têtes de dragons, le bas de son corps était entouré de vipères" — mythologica.fr
… ou une guerre…
Guerre, fille de l’humanité et de la gloire, sa peau est de feu et de métal, sa tête s’enfonce jusqu’au cœur de la Terre, ses bras pénètrent les chairs proches ou lointaines, au bout de ses doigts sont des éclats d’obus, son ventre digère sans fin les victimes des Siècles
… et qu’il fallait alors revenir à ce mode de production des outils — hache, herminette, houe — autant de mots en h servant à couper le bois, travailler le bois, ameublir le sol pour y planter ces poutres, reconstruire ce qui aura disparu.
Sur la photo, le polissoir 1 de la Vallée de l’Avocat a forme humaine, le polissoir 2 a forme de cœur. D’autres ont forme de l’outil à produire et d’autres forme de partie du corps humain : ventre, crâne, pénis, visage, sein…
On sent que la guerre n’a pas encore été inventée — découverte ? Ces haches fendent les bois, éventuellement la chair des cerfs. On pense alors au premier meurtre, pas celui d’Abel, mais un autre plus banal, moins mythique. Aurait-il un motif ?
Quel objet d’aujourd’hui trouverait-on dans cinq mille ans en sachant comment s’y plier pour le faire fonctionner ?
Quand l’application RATP nous donne le trajet voulu par bus, métro ou voie piétonne, que penser de ce panneau électronique comme un tableau au musée, agrément visuel dans la charte graphique habituelle des couloirs de métro ?
Nos deux adolescents néolithiques du futur, qu’en feront-ils de ce tableau "indicateur d’itinéraires" après qu’Arthur Maçon aura tout débranché ? Ils appuieront sur les boutons, inlassablement, les frottant d’eau et de sable pour essayer voir ce que ça peut faire, ce que nous faisions avec et trouver le nom, la fonction, de cet objet lointain, mythique, qu’ils appelleront Jafar ou R2-D2.
Ou encore : aplanisseur de rêves. Pressoir d’avenir. Tableau des éloignements.
Matrice des destins. Tous les chemins possibles d’un point à un autre — "sans perte de temps et par le chemin le plus direct", comme le stipule le règlement de la RATP, nous ne sommes pas censés flâner, le saviez-vous ? Tous les possibles, à condition d’optimiser son désir.
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Au même moment sur Twitter, parce que le hasard n’existe pas, ce tweet de @MmeDejantee ("Les archéologues sèchent pourtant tout le monde sait que c’est une balle de massage Nature et Découvertes.") avec cette image.
Objets du passé à l’usage qu’il faut réinventer, peut-être l’absence d’usage à l’époque nous trouble-t-elle. Ici la simple recherche de l’harmonie géométrique, le regard abstrait sur la matière ?
Et nos polissoirs, qui sait, oloé néolithiques ?
[1] Merci à Bernard Théret pour ses remarques qui m’ont aidé à préciser ce texte : "Mettre du sable entre
l’outil et le polissoir est contre productif. On obtient de "la farine de sable" et c’est tout. Il faut simplement un peu d’eau."