Je ne dirai rien de moi, ni mon nom ni mon âge ni rien de mon physique, de mon environnement, ni ma taille ni mon poids ni ma couleur de peau, ni mon accent si j'en ai un, rien de mes grains de beauté ni de mes cicatrices, de mes accidents de parcours. Tu ne connaîtras ni ma voix ni mon parfum, ne sauras même pas de quel genre je suis, homme ou femme, plante ou bête – là, j'exagère un peu. Il te faudra tout deviner, tout inventer plutôt.
Tu trouveras ce carnet qui me sert de journal dans un wagon, le long d'un fleuve, d'un champ, d'une péniche. Tout dépendra, bien sûr, de l'endroit où je l'abandonnerai. Tout dépendra de ma destination, de la ville, du bois, du bord de route où je m'arrêterai pour finir.
J'espère que tu m'aimeras. J'espère que tu te mettras à ma place. Tu vois, je tente une expérience, de celles auxquelles on rêve en cherchant le sommeil parfois : partir assez près de chez soi, disons à une heure ou deux par le train, le car ou la voiture, avec l'idée de ne pas aller plus loin mais de ne pas revenir. Partir à l'aveugle, sans repère, sans avoir rien préparé. À une heure : la terre inconnue. Partir comme pour une promenade mais avec d'autres perspectives. Si près de chez soi ? Et pourquoi non ?
Tu acceptes de me suivre ? Alors équipe-toi. Nourris-toi bien. Prends soin de ton corps, pars léger. Depuis peu, un Navigo suffit et il va nous guider. On pourra nous suivre à la trace, c'est vrai, mais tu brouilleras les pistes, je te fais confiance. Tu suivras mon itinéraire mais aussi le souvenir de tes propres voyages, de tes propres désirs quand tu bifurqueras, penseras à autre chose alors que tu me lis. Malgré ces disjonctions, ces frôlements d'un parage à l'autre, le mien, le tien, tous ces champs inconnus, nous allons cheminer ensemble, en parallèle, dans le secret, en connivence.
Alors viens et regarde : le carnet dont je te parle, c'est un beau cahier bleu légèrement pailleté, à feuilles nuancées, de couleurs différentes. Sur la couverture est écrit Une intuition dans la matière. Si tu sens que cette phrase t'attire, même à n'y rien comprendre, même à ne savoir quoi en dire, ouvre, tourne la page. Allez viens.
Je pars. C'est simple, il suffit de prendre par la gare de Lyon, de chercher le quai,
de monter dans le train. J'ai validé mon passe et n'emporte qu'un sac. Manteau, bottes,
Navigo et le sac, c'est tout, je laisse le reste derrière moi. Je pars, au revoir m'sieur dame,
je quitte ce que j'ai vu, su, connu de la ville, Paris pour ne pas la nommer. Je compte sur le
cuir de mes bottes, la doublure du manteau, ses poches et sa capuche pour me servir d'abri.
Dans le sac : ce carnet, un stylo et ce qui au hasard me servira un jour.
Ici, voilà, déjà, quelque chose parasite. Tu lis mon texte, tu interviens. Tu me rappelles, alors que je ne t'ai rien demandé, cette scène où Mary Poppins à peine embauchée emménage chez les Banks. Je voulais m'asseoir au calme, ne penser qu'au départ mais Mary apparaît et elle sort de son sac tout le contenu de sa chambre, lampe, plante, portemanteau, miroir. Qu'est-ce qui te prends de faire surgir cette scène ? Une lecture d'enfance, de la magie : tu crois que c'est le moment ?
Dans le wagon, tandis j'essaye de faire le vide, des randonneurs pour Fontainebleau s'installent. Je vois ça d'ici : pendant tout le trajet ils vont parler forêt, sentiers, rochers, escalade. Merci, je ne veux pas de leur science. Je ne veux pas à l'avance tout connaître du paysage. Je me lève, les laisse à leurs discours. Ce qu'il me faut ? Le mouvement, le vide. L'impression de partir, c'est tout.
Pardon d'intervenir mais j'aimerais te demander : pourquoi tu ne dis rien de toi ? Et ce tu auquel tu t'adresses, on peut savoir qui sait ? Un ou une inconnu-e, à qui tu prêtes des souvenirs ? Les tiens, peut-être ? Pourquoi y penser pendant que tu écris, tu vois bien que c'est gênant.
J'avais cru comprendre qu'il n'apparaîtrait qu'à la fin, ton lecteur, une fois le carnet terminé. Tu ne peux pas t'en débarrasser ? Ce serait plus facile pour te suivre.
Finalement je suis encore là, à Paris. Ce que je fais à la gare de Lyon ce matin ? Je croyais le savoir mais... Cartes brouillées, zone d'ombre. Un billet. Un aller retour trouvé dans ma poche à l'instant. Un Paris Marseille que j'avais totalement oublié. Je le déplie, je le regarde, je lis la date, la relis. Qui a décidé de ce voyage au bord de la mer ? Moi ? Sûrement. Qui d'autre ? Mon nom, mon prénom : c'est écrit, pas de doute.
Quand même, c'est flou, ça tangue. Je vais m'asseoir. J'attends. Je réfléchis. Quelque chose me revient enfin. Oui, j'ai eu ce désir. Oui, j'ai passé des heures à m'organiser avant de changer d'avis, comme ça, sans prévenir, de renoncer à l'aller, aux calanques, à la plage, au Vieux Port, aux cadeaux, au retour. Je me souviens : ça aurait dû ressembler à un de ces séjours qu'on raconte la semaine suivante en faisant des envieux. Enfin, façon de parler : tout le monde sait bien ce qu'est le bleu du ciel, le désir de sable et que six heures de train suffisent à faire le tour de la question. Tout le monde peut le faire, il suffit de le décider. Tout le monde est là devant moi, son billet de TGV en main.
J'écris et tu m'arrêtes. Quelque chose en toi comprend ce que je dis : ce qui, en toi, est déjà parti en vacances, a eu des amis, des collègues. Mais quelque chose en toi intervient à son tour, qui étouffait, veut prendre la parole : ta part de solitude, de pauvreté. L'enfermement qui en découle. Non, tout le monde ne peut pas, ne sait pas partir à la mer, dis-tu.
Tout le monde est là devant moi, son billet de TGV en main tandis que j'ai changé d'avis, de projet, et même de peau, de cerveau, bientôt de vie.
Salle des pas perdus, aujourd'hui mercredi, un siège parmi d'autres. Je suis là, j'ai tout bazardé et ça date d'hier, ce journal le prouve. Bazardé quoi ? Aucune idée. La phrase me traverse, c'est tout. Hier, les randonneurs pour Fontainebleau m'ont poussé à quitter le wagon. Aujourd'hui, au moment de sortir le Navigo, je trouve dans ma poche un voyage raté, des vacances qu'on ne prend pas, une existence qui bascule. Voilà ce que je tiens en main.
Je jette l'aller-retour. Je reprends mon carnet, cherche ce qui s'est passé, les raisons, les étapes, mais c'est vague à nouveau. Rien ne vient sauf un dégoût violent. Je me lève, je marche, je longe les guichets. Écrans, panneaux, dépliants : rien ne m'aide. J'aimerais suivre un couple, une famille avec ses valises, m'agréger à la foule. J'aimerais, comme tout le monde, me dire, me répéter cette phrase minimale qui ne déclenche pas de vertige : je vais changer d'air, me détendre avant de reprendre le collier. Mais non. Ce que je fais ici n'a aucun rapport, je le sens bien. Depuis que j'ai décidé de partir sans revenir, le reste n'existe plus. Les TGV pour Nice, Marseille, Grenoble, Genève, un contrôleur à béret violet devant chaque porte, les conversations sur les orangers ne qui fleurissent pas ou les pistes qui manquent de neige, tout ça ne me concerne plus. Je ne fais plus jouer les prix en fonction des horaires. Je ne réserve plus. Je ne laisse plus le week-end, en circuit fermé, dessiner la boucle des semaines à venir.
Rien ne m'aide ? Mais si : il y a ce carnet et le Navigo. Il y a un dépliant que j'ai trouvé hier et qui va me servir de guide. Où je pense aller ? Je ne l'ai pas dit, encore ? Moret-sur-Loing, Veneux-les-Sablons, Saint-Mammès, Montigny, Vernou, des villes à une heure d'ici, voilà où je veux me rendre. Des lieux dont je ne sais rien, dont je n'ai pas d'image, où je ne connais personne. Descendre sur le quai, se fier à ce qui vient, se retrouver, se perdre... Pourquoi ce trajet ? Le hasard. Un indicateur laissé sur un siège. La magie des noms. Le désir de croire que tout est possible, à nouveau.
Un indicateur... Tu te postes derrière moi, je t'entends. Tu me chuchotes à l'oreille,
avec ce rythme particulier que prend celui ou celle qui connaît le passage d'un livre par cœur :
Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une heure vingt-deux que je m'étais
plu longtemps à chercher dans l'indicateur des chemins de fer, où il me donnait chaque fois
l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me figurer que je le connaissais.
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, merci.
Je me retourne : personne. Dans les librairies de bord de quai, le livre manque à l'appel.
À la gare, je reste longtemps encore sans partir. Cette image de moi, faisant tinter le Navigo, sautant dans le TER un simple sac au dos, ça me tente, bien sûr. Ça s'impose, même, refuse de se laisser effacer d'un trait quand tout, bagages des voyageurs, écrans lumineux, titres des best sellers vient me dire que c'est absurde, cette volonté de coupure, peut-être même de disparition. Que ce qu'il me faut, comme à tous, c'est bien l'aller retour, le séjour désirable, calculé, balisé.
Je suis là, à nouveau sur mon siège, salle des pas perdus. Ça s'impose, oui, cette envie de voyage au vol, pas loin, pas cher, voyage qui pour les autres ne serait qu'un trajet, dépaysement non assuré, voyage qui deviendrait une aventure par esprit de contraction, par un retournement de situation tout ce qu'il y a de plus intérieur, élan indéfinissable mais puissant, aux antipodes de ce qu'on nous invite à vouloir, à réclamer, cette distraction qui nous attrape le haut du corps, le bas, l'ensemble des circuits et appuie sur nos nerfs.
Je suis là mais je m'emporte. C'est trop. Je m'agite. J'ai peur. Je ferme les yeux. C'est trop compliqué, cette histoire. Le Navigo, le sac, le marchepied : trop simple.
Trop simple. Trop compliqué. C'est trop tôt. C'est trop tard.
Je me déconcentre. Je me décourage. Je m'en vais.
L'émotion du départ. Émotion, ou panique ? Tu n'as qu'un geste à faire, monter dans le train, celui-là ou un autre : il n'y a pas d'obstacle, personne pour t'en empêcher.
C'est ça, qui est trop difficile ?
Découvert aujourd'hui (comme on le voit je ne suis pas rapide) que la ligne à prendre s'appelle la ligne R.
Dans mon bain, je me récite une suite de lignes : ligne Risque, ligne Rare, ligne Rouage, ligne Rive. Chacune m'entraîne quelque part. Je rêve longtemps à la ligne Rare, à laquelle il est difficile d'attacher des noms de stations. La Rive s'appelle également Ruisseau, Rivière, Roulis, Ressac. La ligne Rouage, elle, est presque à l'opposé du Risque, à moins d'imaginer le scénario très compliqué d'un complot destiné à nuire à chaque voyageur dès qu'il franchit le marchepied.
R comme Retour, Réminiscence, R comme Rire, comme Rappel, comme Rail. Cette fois, c'est une série, La Quatrième dimension, qui te traverse tandis que tu lis mon journal. Tu penses à cet épisode dans lequel un train revenait toujours à son point de départ, à sa gare d'origine, le trajet formant une boucle infernale. On suivait un jeune couple parti en voyage. Quand il se décidait à descendre, à visiter la ville à laquelle il ne pouvait pas échapper, il réalisait que tout était faux : pelouses en plastique, arbres sans racines... Le train ? Un modèle réduit, jouet d'une fillette géante dont il entendait le rire, un rire venu d'en haut, du ciel, fillette dont ils devenaient les poupées et qu'elle finissait par tuer. Comment s'appelait cet épisode ?
Le froid et l’attente semblent plus forts dans la brume.
Non : le froid est augmenté par l’attente et la brume, et la vision de ces deux voies désertes, toutes droites d’un gris de brume à l’autre, nord-est sud-ouest. Mais les points cardinaux n’ont plus de sens quand on ne voit pas le bout du quai.
La gare est un bâtiment désaffecté, fermé, arborant sur des volets clos les panneaux colorés annonçant sa mise aux normes ISO.
Et aussi : l’attente est augmentée par le froid et la brume. Tout s’additionne pour ralentir ce moment, augmenter la sensation désagréable du froid qui passe directement sous les vêtements, du temps qui passe inutilement, douloureusement, comme pour rien.
Il y a un abri à vélo métal, verre et plastique, tout neuf, dans lequel on rentre en bipant son pass Navigo ; pisté jusqu’à la prise d’un autre moyen de transport, dirait l’autre.
Le silence également. Il n’y a personne. Personne sur le quai, aucun train n’est en vue, aucun moteur à l’approche de la gare. Rien que l’arrivée attendue d’un passager dont personne ne sait rien, il va venir, qui est-ce, un passager, il arrive. Autrement dit rien qu’un espoir banal ; non, espoir le mot est trop fort, la prévision, quelque chose comme un rendez-vous, mais plus insignifiant. Pas tout à fait insignifiant non plus, puisqu’un texte, ici, maintenant, en témoigne. Insignifiant et important à la fois, comme le temps qui passe, c’est à dire comme un instant succède au précédent, comme tout instant, n’importe lequel, succède au précédent, sans raison mais avec tout le fatalisme nécessaire au fonctionnement de l’Univers.
Quelqu’un habite juste en face de la gare, traverser la route et c’est chez lui. Derrière son jardin, un grand bâtiment est en travaux. Une grue tourne, silencieusement, sans grutier peut-être, par elle-même, robot d’un monde à venir ; en fait, on ne la voit pas tourner.
Attente quais vide, silence de brume renforcé de cet écho assourdi particulier aux temps de brouillard. Les bruits lointains sont absorbés avant de nous parvenir. Les bruits proches sont absorbés sans pouvoir prendre d’ampleur, ne s’échappent pas de nous. Comme des événements produits dans la pensée seule. Personne pour nous confirmer qu’un son n’a pas été entendu seulement dans notre tête.
Des arbres, une haie, un muret, d’autres maisons, d’autres jardins, balançoires et trampolines abandonnés.
Et le train n’arrive toujours pas. Ce qui n’empêchera pas le temps de s’écouler, remplissant jusqu’à la nausée cette attente paradoxale, inutile et nécessaire. Une attente à l’abandon, dans une ville à l’abandon qui a oublié sa gare et ce quai, et ces deux voies extrêmement droites, parallèles et désertes qui non seulement ne se rencontreront jamais, mais ne produiront jamais aucune rencontre : le train n’arrive toujours pas, ne nous délivre aucun passager mystère, attendu et inconnu.
Croassement. Impossible de déterminer où, de partout à la fois, dans cette chambre isolée en plein air de froid humide, mur cotonneux gris tout autour, sphère d’absorption sonore. Croassement, froissement d’ailes et plus rien.
Si : quelque chose. Il n’attend plus, le train ne viendra pas, il quitte le quai et marche le long des voies jusqu’à une route qui passe, en pente, sous les voies, minuscule tunnel, il en ressort dans une rue de maisons inertes, qu’il emprunte jusqu’au bord de Seine.
Colline, Jean Giono:
Malgré tout, ce silence sent bon. Le parfum des chèvrefeuilles et des genêts y coule en grandes ondes.
Et puis, à quoi bon s’inquiéter des gestes de la terre ? Elle fait ce qu’elle veut ;
elle est assez grande pour savoir ce qu’elle a à faire, elle vit son petit train.
– Y a pas beaucoup de bruit, jord’hui, dit Janet.
– On dirait que tout est mort. Écoutez, on n’entend rien bouger.
– Ça c’est mauvais ; apprends-le mon fi, c’est d’une fois comme ça que c’est parti.
– Quoi ?
– Ça se dit pas.
Et Janet fixe ses yeux sur le calendrier des postes.
Comme la veille, les pas en écho mat dans la brume, les rails mathématiques sur le balast, l’attente.
La gare est toujours ce bâtiment entièrement opaque, une structure métallique supportant le toit.
Il imagine à l’intérieur d’autres poutres métalliques peintes de blanc, un carrelage historique où le pèse-bagage tanguerait si un enfant venait jouer dessus à faire bouger l’aiguille, de la faïence vert vigne aux murs, peut-être d’anciens supports publicitaire et d’information en bois patiné. Quelle heure indiquerait l’horloge ? Celle de l’intérieur, celle du passé ? Quelle heure est-il dehors, maintenant qu’il commence à attendre ?
Est-ce l’heure où le train – quel train ? – est censé arriver avec ce passager qui ne vient pas ? Passagère, passager : qui attendre sur le quai plus désert que dans un western ? Plutôt qu’un western, le désaffecté lent et angoissant de l’autre côté de la boussole, Stalker, que le calme surchauffé et non moins lent d’Il était une fois dans l’Ouest. Mais dans un film comme dans l’autre, un train finit par arriver, qu’on le voit ou non, nord-est sud-ouest.
Et ici comme partout, on l’entend avant de le voir.
Un oiseau siffle, quelque part dans la direction où le train doit arriver. Et puis il arrête son chant aigu parce qu’un autre son très haut l’a remplacé, à la limite de l’ultrason. Le brouillard doit trembler, il est impossible d’observer le phénomène, pour celui qui attend sur le quai ; pourtant, c’est, physiquement, ce qui se passe. De manière imperceptible, le brouillard vibre, se fait plus flou encore, transporte avec l’acier des rails mais à une vitesse différente, dix fois moindre, le son aigu comme une scie circulaire des rails qui se déforment, et peu à peu se mélange à celui plus sourd du roulement lui-même, qui fait vibrer le quai des dizaines de tonnes attendues. Au bout de l’attente exaspérante bientôt récompensée, le son va plus vite que la lumière, car pour l’instant rien encore n’est en vue. Et puis bientôt c’est une ombre sur la brume, qui grossit et se fait plus nette, le train est là-bas et semble ne pas avancer mais simplement apparaître de plus en plus nettement, et le bruit qu’il provoque augmente, devient plus aigu et plus vibrant et plus profond à la fois car le freinage s’amplifie, vibrato mécanique à se boucher les oreilles, et la forme du train qui a grossi sans s’approcher est soudain à quai. Il ralentit en soufflant un vent plus humide et plus froid sur le visage de celui dont l’attente, bien que terminée, se poursuit jusqu’à l’arrêt complet du train. Le train ralentit encore quand on le croyait déjà arrêté. Enfin la décompression caractéristique des portes des voitures puis, un silence incertain, l’ouverture d’une porte, et quelqu’un sort. Plus loin, une autre porte s’ouvre et deux passagers sortent. Ils passent devant lui – le trio de leurs pas secs – lui qui attend toujours.
Après quelques secondes, le hululement électrique précède la fermeture automatique des deux portes empruntées. Le train glisse sans frottement, sans effort, comme s’il n’utilisait aucune énergie, pour pénétrer dans la brume opposée en gonflant finalement ses décibels qui s’évanouissent aussitôt.
Plus personne, sur les quais, ni dans la gare, ni même autour. Il semble faire encore un peu plus froid.
Achab (Séquelles), Pierre Senges :
Il y a toujours une rive, quelque part, pour permettre à un survivant
de faire le récit d’un naufrage.
Vingt deux heures trente, ne pas avoir vu le temps passer, c’est toujours la même chose, tous les jours, mardi un mardi comme un autre, après le repassage, la vaisselle, la cuisine, après avoir épluché les légumes pour la soupe, mixage puis nourri les enfants puis les avoir lavés et mis au lit avant de regarder un peu de cette télévision, toujours la même chose, les mêmes annonces flatteuses, séduisantes et enviables, ces vies tellement désirables, le fer à repasser, les linges dans le tambour la toilette des dents, les mains, se regarder vieillir, s’illusionner sur l’absence de rides autour du sourire, crèmes savon serviette, avancer ensemble, faire couler l’eau chaude, tiède maintenant, se passer les mains sur le visage, se regarder – bientôt dormir, dormir - et trouver le sommeil, dormir pour parvenir à demain se lever à nouveau, pour pouvoir continuer à honorer les traites, les factures, les courses et les achats, les fêtes ou les anniversaires, l’ordinaire, les charges les frais, l’eau chaude coule doucement, fermer le robinet, au linge s’essuyer les mains et le visage, vingt deux heures trente quatre, trente cinq, regarder l’heure, prendre un livre, l'image dans la glace, le visage au miroir, léger sourire d'espoir, ouvrir le lit, la couette, redonner sa forme à l’oreiller, le reposer sur l’autre, le livre, soupirer en s’allongeant, une page ou deux, sentir le sommeil envahir l’espace, fermer le livre.
Résidence Gilles Aufray à Bagnolet, remue.net
Les frontières, qu'est-ce que c'est ?
Les réponses fusent
Tout le monde répond
Tout le monde a une réponse
Mais l'enfant n'entend pas les hommes
Il entend une autre voix, qui vient de loin, intérieure
Les frontières ? des blessures au monde. Certaines sont anciennes presque
cicatrisées, d'autres plus récentes, encore en formation, à vif, et de ces blessures
sort un cortège sans fin d'hommes, de femmes et d’enfants qui essayent, encore et encore,
de fuir le monde d'où ils vont…
Je n’ai pas vu le temps passer, tu sais, c’est difficile de s’endormir je dois dormir,
penser à mes lunettes dormir pour être à l’heure, deux deux cinq six le chiffre qui clignote
les lampes led la tête sur l’oreiller, le monde et l’air pur, dehors la nuit
♩ ♫ ♪
En revenant de vacances, on se réveillait, il était là, vous y étiez aussi, les vacances,
oui, les vacances et on avait entendu le matin d’un jeudi, l’autoradio et les actualités
de huit heures, on était parti tôt, un incendie avait emporté toute une partie d’un musée,
on n’avait pas compté de mort, on n’avait pas de bilan macabre à faire, la présidence
disait et rapportaient les journaux, il y avait au ciel des hélicoptères et des jets
comme à l’accoutumée mais il y avait du gris dans les nuages
♪ ♩ ♫
C’est un temps odorant, le camping et la caravane du début du mois d'août, la petite
tente pour les filles, les auvents, les couverts et l’eau à aller chercher, les plats
préparés et la cuisine de salades, brancher l’électricité, soirée paella couscous ou
barbecue, garer la voiture après ces six ou sept heures de route, le matin du samedi
on part tôt, pour arriver vers deux heures, les sandwichs on les a pris dans le frigo,
on les a préparés la veille, avant de se coucher, le soir tard vers onze heures et demi
minuit, le pain acheté vers sept heures en revenant, le vendredi ce vendredi-là la joie,
les yeux brillants, les sacs, les valises à charger posées dans le garage à l’entrée
de la cuisine, le temps doux, les mains dans les mains, quelque chose comme un amour
de la vie, on n’aura pas fait tout ça pour rien, on aura en vue le bord de l’eau on aura
emprunté l’A5 à Châtillon avant de prendre la cent quatre pour rejoindre l’A10 à
l’échangeur de Saint Jean, on aura fait le plein l’avant-veille vers les neuf heures,
la télé tant pis, on aura ri, on se sera félicité de pouvoir être libre de faire ce
qu’on aura voulu, vérifié les pneus de la caravane, l’attache, les niveaux, on aura
pensé à faire, le samedi précédent, une vidange tous les sept mille pour ne pas trop
fatiguer la voiture qui, tous les samedis, sert à aller faire les courses
♫ ♩ ♪
« Sur la plage pendant des heures / on prenait de belles couleurs… On avait l’cœur un peu gros / mais c’était quand même beau… » (Les vacances au bord de la mer)
les vacances, le temps libre, la liberté de faire ce qu’on veut, un peu les filles iraient en colonie jusqu’à la fin août, mais ces deux semaines-là étaient une merveille à l’habitude
« Les oliviers sont bleus ma ptite Lisette » (Nationale 7)
l’amour la tendresse
« Toi tes eyes, ton nose tes lips adorables » (For me formidable)
les matins qui durent, la douceur de l’air, les promenades à marée descendante pêche coquillages petits cailloux et les bains de mer et la joie de vivre, cette suavité même des choses quotidiennes, les repas, les rires, les filles qui courent et chantonnent (les enfants chantonnent, ils vivent, ils aiment vivre et le font savoir et entendre, elles grandissent, elles chuchotent ensemble, quelque chose se passe ce n’est que la vie)
« Je t’aime encore / amie perdue / de ma première enfance » (Gosse de Paris)
C’est à six heures dix tous les matins.
Peut-être que si c’était moins répétitif, ce serait plus supportable.
Tous les matins, sauf samedi et dimanche mais tous les matins
« que ça faisait bien trois cent soixante cinq jours de long / que je vissais toujours le même sacré petit boulon » (Luna Park)