Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


Annie Ernaux. Les Années.

vendredi 2 octobre 2020

Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue.

Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas.

Le clic sautillant et rapide sur l’écran était la mesure du temps. En moins de deux minutes se retrouvaient d’anciennes copines, une chanson, un article.

La recherche du temps perdu passait par le web. Les archives et toutes les choses anciennes qu’on n’imaginait même pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai. La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du temps, dont l’odeur et le jaunissement du papier, le cornement des pages, le soulignement d’un paragraphe par une main inconnue donnaient la sensation, avait disparu. On était dans le présent infini. On n’arrêtait pas de vouloir le « sauvegarder » en une frénésie de photos et de films visibles sur le champ. Des centaines d’images dispersées aux quatre coins des amitiés, dans un nouvel usage social, transférées et archivées dans des dossiers, qu’on ouvrait rarement, sur l’ordinateur. Ce qui comptait, c’était la prise, l’existence captée et doublée, enregistrée à mesure qu’on la vivait.