Littérature Radio Numérique

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Écuelles, au bord du son.

mardi 17 novembre 2015

2 octobre 2015

(bruit de route, pris depuis une voiture sur l’autoroute)

Comment on va à Moret ? Ça prend combien de temps ? Par où passer ? Que dire là-bas, où marcher, sur quels pavés ? On y va, on roule, périphérique, tourner, tourner, plus loin demi-tour en Essonne, on tourne autour de Fontainebleau, on tourne pour se garer. Et silence, un moment.

(silence)
(brouhaha d’avant scène)

Il faut ensuite brancher les câbles, régler les micros et l’ordinateur sur la petite table de mixage posée à même le sol, apprendre une fois de plus qu’on ne touche plus au Master, se rapprocher du son, on commence la résidence aujourd’hui, devant un public dans une salle, sur une scène.

(bruit de marche dans de l’herbe, des feuillages, un avion passe, loin)

Tout fonctionne, alors on marche jusqu’au canal, en passant devant la carrière de Piketty Frères, dont je me demande si elle explose encore, fait trembler les sols, s’effondrer les murs voisins. Pour aller au canal, c’est tout droit, le canal est tout droit, lui aussi, impassible à l’excès. Le travail du son, c’est tout droit aussi, lent comme un canal, on ne peut pas passer le son, comme faire défiler une planche contact, les photos passent très vite pour identifier celle que l’on cherche d’un coup d’œil dans la masse, même les logiciels de montage vidéo ont cette présentation du bandeau vidéo sous forme de vignettes, qui permet d’aller vite, d’accélerer. Pour le son, il faut écouter, tout. Ou alors sauter des passages qui ne seront pas écoutés, perdus. Vertige de l’incompressibilité du son. C’est comme un trajet, pour aller d’un point à un autre, il faut passer par tous les points intermédiaires. Et c’est pire encore car il faut le faire à vitesse d’écoute, impossible d’accélérer sinon c’est ce son aigu de vieux disque vinyle qui tourne trop vite. Travailler le son, c’est marcher au bord d’un canal, sans faire trembler l’eau.

(bruit de pas d’une course)

On a quoi dans la tête avant une lecture ? On marche, on parle.

Pendant ce temps, la salle s’est un peu remplie, autant de visages que je ne peux pas mémoriser, et puis se remplit encore un peu — la lecture est ici.

Et puis il y a cette documentaliste qui me parle des migrants accueillis à Champagne-sur-Seine, Syriens, Irakiens, logés dans une résidence pour étudiants (cf. Le Parisien du 7 septembre) et qu’il nous faudrait y aller, parler, enregistrer, bien sûr, "frontière", ce mot, il est là, dans notre projet, c’est la frontière publique, la frontière internationale, littéralement entre les nations, et c’est un vertige, en soi, une frontière intime qui s’ouvre, et puis dans le silence qu’il y avait sur le bord du canal, l’absence d’autres explosions, lointaines, de toutes autres explosions.

(vidéo autoroute, ralentie, et Irak)

Alors je pense aux poètes irakiens soutenus par Julien d’Abrigeon sur tapin², comme Kadhem Khanjar (كاظم خنجر ) qui court sur un champ de mine en déclamant sa poésie, et comment je la reçois, leur poésie, en direct, sans livre, par Facebook dès qu’un poème est publié, je vois les signes que je ne sais pas lire, et sans traducteur comment comprendre, j’ai l’aide de la traduction automatique, poétique à sa manière d’automate surréaliste, et puis je colle le texte arabe dans Google Translate, qui donne autre chose, en anglais, je n’en sais pas plus sur le texte source, je constate simplement que Google écrit un meilleur anglais, ou français, que Facebook, parfois je fais une recherche d’image à partir d’un mot arabe que les logiciels ne savent pas traduire du tout (et recopient tel quel dans leur proposition de traduction) et puis ça me donne un catalogue tout aussi surréaliste — un palais, un désert, une tarte, une rose, un visage de femme, une foule, un autre palais, un visage d’homme, une assiette, un bosquet fleuri, un slogan — enfin j’écris un poème, adaptation à ma façon, et c’est comme ça que cette poésie m’arrive, comme ça que je la comprends, alors je rajoute un commentaire à ma version, comme un commentaire Facebook. Je reste au bord de la traduction, au bord d’un monde qui m’est irréel, au bord de quelque chose qui ne ressemble à aucun autre chose.